Entreprises : la tentation de la toute-puissance

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L’issue du procès dans lequel Ikea est poursuivi pour avoir organisé un système d’espionnage de ses salariés à grande échelle sera connue le 15 juin 2021. Mais d’ores et déjà des leçons peuvent être tirées de cette affaire.

Entretien avec David van der Vlist, avocat en droit du travail et secrétaire général du Syndicat des avocats de France.

– Options : Qu’inspire l’affaire Ikea à l’avocat que vous êtes ?

David van der Vlist : Que les grandes entreprises affirment de plus en plus leur volonté de contrôle sur les salariés. Que, pour en avoir une connaissance la plus exhaustive possible et renforcer ainsi leur pouvoir, elles usent, sans en avoir le droit, des moyens de fichage mis en place par l’État. C’est extrêmement inquiétant. L’affaire Ikea souligne les dangers qu’engendrent les pouvoirs accrus donnés à la police de multiplier ses capacités de recueil de données sur tous les citoyens.

Le grand public le sait peu mais, sous prétexte notamment de lutter contre le terrorisme et la délinquance en bande organisée, les fichiers permettant de recueillir toutes sortes de données sur tout un chacun, des habitudes de vie à l’appartenance associative ou syndicale se multiplient. On pourrait citer Gendnote pour la gendarmerie, Pasp (Prévention des atteintes à la sécurité publique), Gipasp (Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) ou encore Easp (Enquêtes administratives liées à la sécurité publique)… Comment imaginer, dès lors, que les informations ainsi collectées n’apparaissent pas un jour là où on ne les attend pas ?

– Que voulez-vous dire ?

– Lorsque des données existent, elles peuvent être transmises. Bien sûr, la loi ne le permet pas. Si les fichiers de police sont légaux, leur utilisation à des fins de gestion des ressources humaines n’est pas permise. Mais soyons sérieux : en ayant multiplié les données collectées et étendu la capacité de certains acteurs institutionnels, comme les maires, à accéder aux informations contenues dans les fichiers, on a accru le nombre de personnes susceptibles de transmettre des informations a priori confidentielles. Dès lors, comment s’étonner que des directions d’entreprise disposent d’interlocuteurs susceptibles de leur fournir du renseignement ? À condition d’avoir quelques accointances avec tel ou tel représentant de l’État, il leur est facile de disposer d’informations sur l’un ou l’autre de leurs salariés. Et certaines ne s’en privent pas.

– La tentation des employeurs de tout savoir sur leur personnel est cependant une vieille histoire…

– Bien sûr, elle l’est. Au XIXe siècle, des règlements d’usine interdisaient par exemple aux femmes d’être mariées ou de s’habiller de telle ou telle façon. Autrement dit, la tentation patronale de tout vouloir contrôler n’est pas nouvelle. Mais d’abord, le rapport de force a permis pendant quelques décennies de contraindre ces velléités. Ensuite, celles-ci se sont transformées. Aujourd’hui, la volonté des entreprises n’est plus de régir les mœurs ou d’organiser la vie des salariés. Affiché comme tel, le projet serait jugé inacceptable. Il est plutôt de traquer les potentiels fauteurs de troubles : tous ceux dont le management pourrait à tort accorder la moindre confiance. L’entreprise d’aujourd’hui recherche des salariés dociles. Des salariés qui ne viendront pas contester ses intérêts.

« Le grand public le sait peu mais, sous prétexte notamment de lutter contre le terrorisme et la délinquance en bande organisée, les fichiers permettant de recueillir toutes sortes de données sur tout un chacun, des habitudes de vie à l’appartenance associative ou syndicale se multiplient. »

David van der Vlist

– Qu’est-ce que cette volonté traduit, selon vous, de l’évolution des rapports sociaux ?

– Qu’ils se tendent, c’est une évidence. Mais aussi que l’engagement syndical recule. Si les directions d’entreprise peuvent faire la chasse aux prétendus moutons noirs, c’est que l’individualisme a envahi le monde du travail. Et, avec lui, la défiance à l’égard d’un engagement pérenne : celui dont ont besoin les organisations syndicales. Pour pouvoir viser les individus, il faut que le collectif ait perdu de sa force. Très concrètement, que les syndicats ne soient plus véritablement en mesure de défendre efficacement leurs membres quand ils sont menacés. Dans une entreprise où le syndicalisme est fort, le flicage des salariés est malaisé. Il l’est tout simplement parce que les fuites sur la vie ou l’engagement de tel ou tel ne seraient pas admises par le collectif.

– Concrètement, comment en voyez-vous la traduction dans votre activité ?

– Il n’est plus rare, désormais, que nous recevions dans notre cabinet des personnes qui ont été licenciées tout simplement parce qu’elles ont commencé à critiquer le management. Un exemple et un seul : cette salariée que nous avons reçue après la rupture de son contrat de travail. Rupture dont la cause était qu’elle avait fait connaître à un collègue son opposition à une déqualification imposée par l’employeur. Échange qui « avait fait naître des revendications ». Si l’employeur avait expressément invoqué ce motif, la plupart du temps ce n’est pas le cas, et le véritable motif est dissimulé derrière des prétextes fallacieux. La liberté d’expression est un droit fondamental en entreprise. Un droit reconnu qui, nié par un employeur, mène en cas de licenciement à la nullité de la procédure. Et pourtant, l’imposer reste difficile.

– Pourquoi ?

– Pour une raison toute simple : les entreprises usent de la difficulté qu’il y a à prouver que tel est bien le motif qui a mené à un licenciement, pour piétiner ce droit fondamental à la liberté d’expression.

– De quelle manière s’y prennent-elles ?

– Dès qu’un salarié devient trop remuant, elles mobilisent les données que, souvent, elles ont consignées sur lui pour envisager son départ. Si les indemnités auxquelles elles pourraient être condamnées aux prud’hommes pour licenciement abusif ne sont pas trop élevées, elles assument le risque. Les barèmes Macron les y aident. Ceux-ci fixent les sommes à payer pour un licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Donc, pas de surprise. Une fois vérifié que la facture ne sera pas trop lourde, les entreprises agissent sans vergogne. Et si cela n’est pas possible, nombreuses sont celles qui recourent désormais aux mobilités forcées pour briser les solidarités.

Certains grands groupes de la distribution en ont fait leur mode de gestion. Ils obligent leur personnel à changer de lieu de travail tous les six mois pour casser les collectifs. Quel soutien a-t-on dans des établissements où l’on ne connaît personne ? Sur quelle légitimité professionnelle s’appuyer quand on a, à intervalle régulier, à s’adapter à un nouveau cadre professionnel ?

– L’entreprise serait-elle devenue un monde où la parole critique n’est plus imaginable ?

– La parole critique existe toujours. Mais, soit en renforçant le contrôle sur les individus, soit en contraignant l’action syndicale, les employeurs disposent désormais de moyens de la contourner. Rien n’est dit expressément, mais le résultat est là. L’affaire Ikea le montre. Un dispositif issu de la loi Travail offre une autre illustration de cette tentation de la toute-puissance qui s’est emparée du patronat.

« Il faut permettre l’accès des syndicats à la messagerie interne des entreprises. Alors qu’ils peuvent remettre des courriers en main propre à tous les salariés pendant le temps de travail, ils ne peuvent leur envoyer de mails. La jurisprudence l’interdit, ce qui est absurde. Une évolution législative s’impose. »

David van der Vlist

Ce dispositif est celui qui permet les accords interentreprises. En y recourant, les groupes peuvent désormais choisir les interlocuteurs syndicaux qui leur permettront de parvenir à leurs fins. Ils le peuvent, non de manière directe et autoritaire, mais en définissant le champ d’application d’un accord, en jouant sur les majorités que l’extension de son périmètre permettra. En décidant d’intégrer telle ou telle entité dans le champ d’un accord, ils peuvent renforcer telle ou telle organisation syndicale ou au contraire en affaiblir une plutôt qu’une autre. L’introduction de ce dispositif dans la loi n’a pas fait grand bruit. Elle est pourtant ravageuse pour l’avenir des contre-pouvoirs en entreprise.

– Selon vous, quels seraient les droits nouveaux nécessaires pour défendre la liberté d’expression au travail ?

– D’abord et avant tout, il faut renforcer les pouvoirs de la Cnil et, par une augmentation du nombre de ses inspecteurs, lui donner les moyens d’effectuer des contrôles inopinés, seule façon d’éviter des pratiques délictueuses de la part des directions d’entreprise, qu’il s’agisse de l’usage de fichiers ou de logiciels de surveillance des salariés. Pour les mêmes raisons, les effectifs de l’inspection du travail doivent aussi être renforcés.

Autre impératif : permettre l’accès des syndicats à la messagerie interne des entreprises. Alors qu’ils peuvent remettre des courriers en main propre à tous les salariés pendant le temps de travail, ils ne peuvent leur envoyer de mails. La jurisprudence l’interdit, ce qui est absurde. Une évolution législative s’impose. L’enjeu dépasse le seul aspect pratique. La généralisation du télétravail ces derniers mois l’a montré. Il conditionne la capacité des élus et militants à diffuser des informations, à se faire connaître et à recueillir les revendications des personnels. Sans cette proximité, le syndicalisme ne peut se développer. Et s’il s’amenuise, les collectifs explosent plus encore, et la tentation des employeurs à tout contrôler triomphe.

Propos recueillis par Martine Hassoun

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