Comment permettre à des salariés en distanciel de se regrouper pour faire entendre leurs revendications ? Deux exemples de mobilisations numériques, chez Ibm et Legrand.
« On a tenté une manifestation à Nice pendant le confinement. Seulement 15 personnes sont venues. Les gens avaient peur de sortir. Alors il a fallu faire preuve d’un peu d’imagination », explique José Sainz, délégué syndical central Cgt chez Ibm. Ce 16 avril 2021, la France vit sa troisième période de confinement. Chez Ibm France, les salariés sont inquiets : un projet de « restructuration » de la direction mondiale du groupe menace près de la moitié des 5 000 emplois d’Ibm France, alors même que la situation économique ne le justifie pas.
Dans cette entreprise qui compte 99 % de cadres, la plupart des salariés sont alors en télétravail. La Cgt anime, sur la pause méridienne, des assemblées générales hebdomadaires par l’intermédiaire du logiciel Zoom. Entre 70 et 100 personnes se connectent généralement pour le sud de la France. À peu près autant pour les réunions organisées à Paris et dans le nord. Lors de ces assemblées générales, les syndicalistes informent sur le plan social en cours.
Invasion virtuelle du Cse
« Comment impliquer les salariés ? » se demandent les représentants du personnel. Après l’échec de la manifestation de Nice, ils en arrivent à la conclusion que « s’il n’y a pas moyen de faire grève en vrai, on va faire autrement ! » ironise José Sainz. La Cgt décide donc d’appeler à la grève le 16 avril, jour de la réunion d’information et consultation du Cse. Le jour J, à 8 h 35, les salariés qui le souhaitent se déclarent grévistes. Une heure plus tard, ils sont entre 70 et 80 à quitter l’assemblée générale Zoom qui les rassemble pour se connecter à la salle de réunion virtuelle qui accueille la réunion du Cse.
Les membres de la direction voient soudain apparaître sur leurs ordinateurs des dizaines de fenêtres noires. La plupart des grévistes ont coupé leur caméra et se sont identifiés comme « salarié d’Ibm mécontent ». Lui aussi connecté à la réunion, José Sainz, alors délégué syndical central adjoint, prend alors la parole pour expliquer : « Ça fait des semaines que la direction essaie de mettre en place un Pse injustifié. Les salariés viennent demander des comptes. » Passé les premiers instants de panique, la direction met un terme à la réunion. Lorsqu’un nouveau lien de réunion est envoyé aux membres du Cse, José Sainz s’exprime à nouveau pour faire part des revendications des grévistes.
Au-delà de la télégrève
Opposition intersyndicale, parution d’articles dans la presse… D’autres d’actions viennent s’ajouter à cette « grève numérique » ou « télégrève ». La Cgt invite aussi les salariés à envoyer un mail à la direction pour faire part de leur désapprobation. Ils sont encore plus nombreux à le faire qu’à participer à l’invasion virtuelle du Cse. Rétrospectivement, José Sainz l’analyse de la manière suivante : « Un cadre envoie des mails tous les jours. C’est un acte quotidien, normal. Envahir une salle de direction, même virtuelle, c’est déjà assumer de désobéir, faire un coup de force. Alors qu’envoyer un mail c’est une façon de faire plus conformiste. »
La Cgt Ibm a finalement obtenu l’abandon des licenciements secs dans le cadre de ce plan social. Avec deux années de recul, José Sainz insiste sur l’importance du respect du cadre légal de la grève pour l’organisation d’une mobilisation numérique : « Juridiquement, il faut être officiellement en grève pour être protégé par la Constitution et ne pas pouvoir être accusé de refuser de faire le boulot. » Le 16 avril 2021, la Cgt Ibm avait appelé à faire grève et les salariés s’étaient officiellement déclarés grévistes.
Aujourd’hui, certains salariés de l’entreprise sont en télétravail depuis 2020. Pour le syndicaliste, « c’estune calamité. Les gens sont isolés, la direction a tout gagné. Avant le Covid, quand on mobilisait à Nice, on était 200 dehors. Les gens venaient aussi pour l’ambiance, le collectif et les relations interpersonnelles. C’est fini, ça. »
S’inviter dans le livechat de la direction
Plus récemment, la Cgt de Legrand, entreprise du Cac 40 basée à Limoges, a imaginé une action qui, tout en utilisant des outils numériques dont l’usage s’est banalisé depuis la télégrève d’Ibm en 2021, rassemblerait les salariés dans un même lieu symbolique : la cour du siège historique de l’entreprise.
Le 10 février 2023, la direction de l’entreprise annonce ses résultats annuels. À midi et demi commence un livechat organisé par le Pdg pour les salariés du groupe. L’intersyndicale Cgt, Cfdt, Fo, en pleine négociation annuelle obligatoire (Nao), a décidé d’y participer pour prendre la parole et se faire le relais des questions des salariés présents.
L’organisation de cette participation au livechat de la direction a été assez simple, à en croire Karine Celier, déléguée syndicale Cgt : « On a apporté un ordinateur et rassemblé les gens qui pouvaient être là. » Ceux qui le souhaitent font part de leurs questions, qui sont ensuite posées dans le chat par la Cgt. Le fait que ce rassemblement ait lieu dans la cour du siège de l’entreprise a permis que des cadres s’y joignent aussi, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas s’il s’était tenu dans l’une des usines du groupe. Et cette mobilisation a permis de faire connaître plus largement l’action des syndicats : « Cinq cents personnes ont vu nos interventions dans le chat et ont pu constater qu’on était sérieux », commente Karine Celier.
Plus efficace parfois que les distributions de tracts
Alors que son chiffre d’affaires s’élève à 8,34 milliards d’euros (+ 19,2 %) et que son bénéfice net est de 999,5 millions d’euros pour l’exercice 2022 (+ 10 %), le groupe annonce son intention de dégager 507 millions d’euros de dividendes pour ses actionnaires. Lionel Guy, délégué syndical Cgt, commente : « Les actionnaires vont voir leurs dividendes augmenter de 15 %, alors que les salariés seront augmentés d’à peine 5 %… »
Comme chez Ibm, des réunions virtuelles avaient eu lieu chez Legrand pendant les périodes de confinement. Et internet permet aujourd’hui de toucher plus souvent les salariés que des distributions de tracts, surtout quand la moitié de l’entreprise est en télétravail. « Il y a des gens qui nous ont contactés par Internet et qui maintiennent le lien, expliquent Karine Celier et Lionel Guy, mais qui n’osent pas s’afficher avec la Cgt parce qu’ils sont cadres. Notre présence sur Internet est complémentaire de notre présence sur le terrain. »
Des outils numériques intégrés à la vie syndicale
Pour le sociologue Laurent Willemez, qui a étudié [1] les usages syndicaux des outils numériques avec sa collègue Marie Benedetto-Meyer, « les mobilisations de ce type restent rares, et les réseaux sociaux ont peu eu des fonctions liées à la mobilisation proprement dite. Sur les pages Facebook syndicales, on a en revanche des images qui permettent de montrer des mobilisations, de les valoriser et de créer un effet d’entraînement ». Les deux chercheurs observent que les outils numériques s’intègrent dans la vie syndicale sans véritablement la transformer : ils permettent de « tracter, diffuser des informations, organiser des échanges, chercher à convaincre… Leur usage renforce donc les ressources déjà mobilisées, en ajoutant un nouvel outil concret dans la panoplie des dispositifs de communication. »
Plutôt que des mobilisations numériques à proprement parler, Laurent Willemez et Marie Benedetto-Meyer ont observé la multiplication, dans les syndicats, des pages Facebook ou des groupes de discussion « qui ont pour objet de faire échanger les gens, plus que de les mobiliser à proprement parler », aidant en cela à accomplir la part du travail syndical qui consiste à répondre à des questions individuelles. Le sociologue compare internet au « service juridique de l’union départementale » : « Internet sert à des gens qui ne savent pas où chercher de l’aide. » Il cite ainsi l’exemple d’un syndicaliste qui consacre ses soirées à apporter des réponses aux questions juridiques qui lui sont posées sur sa messagerie Facebook.
Pour les deux chercheurs, le principal intérêt des outils numériques pour les organisations syndicales serait de leur procurer « de nouvelles ressources, souples et finalement potentiellement fédératrices face à l’éclatement des normes d’emploi, de temps, d’espaces de travail, et aux besoins renouvelés de lieux de réaffirmation d’appartenances collectives et de délibération. » Chez Nokia, Élodie Decerle, membre de la commission exécutive de l’Ugict, cite ainsi les motivations d’un salarié qui vient de prendre contact avec le syndicat par internet pour adhérer. Ses motivations ? Il est en télétravail à plein temps et a « besoin d’une attache, de parler avec des collègues ».
1/ « Les usages hétérogènes des réseaux sociaux au sein des organisations syndicales : entre ressources organisationnelles, expertise technique et savoir-faire militant », revue Négociations n°38, février 2022.
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