Chronique européenne -  Vu d’Europe – Travailleur·se·s de plateformes : une victoire historique !

Par Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres

À l’approche des élections, l’activité se poursuit dans la capitale belge à un rythme soutenu. Pour la seule semaine dernière, quatre textes législatifs ont été adoptés à la majorité, alors que se tenait la manifestation européenne contre l’austérité.

Édition 042 de mi-décembre 2023 [Sommaire]

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Le 9 décembre, les longues négociations interinstitutionnelles se sont achevées avec l’Acte européen sur l’intelligence artificielle, un texte dont l’approche est axée sur les produits pour répondre à l’évolution des défis. Après une intense campagne de lobbying menée par diverses multinationales, il apparaît comme le précurseur d’une législation qui aborde de manière plus stricte l’utilisation de ces technologies sur le lieu de travail (et les risques qui y sont associés). Bien qu’il améliore la proposition initiale de la Commission, d’autres mesures devront être prises.

Le cadre d’une future règlementation sur l’IA

L’article 2 du texte finalisé précise que les États membres et les institutions européennes peuvent introduire davantage de législation sur l’IA. Bien qu’il soit décevant que les systèmes ne soient considérés à haut risque uniquement en cas de risque significatif pour la santé ou les droits fondamentaux, le resserrement du filtre sur leur utilisation pour garantir, justement, qu’une majorité d’applications liées au travail soient désormais considérées à haut risque, est une victoire pour les travailleur·se·s. Toutefois, le recours à l’auto-évaluation par les fournisseurs ouvre la possibilité que les travailleur·se·s soient laissés sans protection. Concernant l’application de la loi, celle-ci permet de sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles  : les amendes vont de 35 millions d’euros ou 7  % du chiffre d’affaires mondial à 7,5 millions ou 1,5  % du chiffre d’affaires, en fonction de l’infraction et de la taille de l’entreprise.

Il ne s’agit pas du dernier texte législatif sur l’IA. Sans un rôle central pour les syndicats, sans de nouveaux engagements sur l’utilisation et la règlementation des systèmes et sans une plus grande participation aux processus sur le lieu de travail, les technologies émergentes continueront à entraver la santé des travailleur·se·s. Le texte finalisé montre la nécessité d’une action supplémentaire pour les protéger de manière adéquate. Des normes européennes minimales doivent être adoptées pour y parvenir, en s’appuyant sur les victoires obtenues dans le cadre de la loi sur l’IA. Les députés européens ont déjà demandé l’interdiction de la surveillance et du contrôle algorithmiques, les données émergentes montrant les risques pour la santé des travailleurs. Eurocadres continuera à plaider en faveur d’une législation autonome sur les algorithmes sur le lieu de travail.

Travailleur·se·s des plateformes  : une protection garantie

Après une attente considérable, nous disposons désormais d’une directive sur les travailleurs des plateformes. Malgré le financement d’une des campagnes de lobbying les plus intenses de l’histoire récente, les entreprises de plateformes ont échoué à trouver un consensus sur la continuité de leurs modèles d’exploitation, ce qui constitue une victoire historique pour les travailleur·se·s des plateformes. L’ambition affichée par la Commission et le Parlement de garantir la protection des droits fondamentaux de ces travailleur·se·s, où qu’ils travaillent, l’a emporté sur les objections persistantes du Conseil.

Si le texte doit encore être formellement adopté, le renversement de la charge de la preuve semble acquis, les autorités compétentes, suivies par les syndicats, pouvant désormais faire valoir la présomption d’emploi des travailleur·se·s des plateformes. Si une reclassification s’avère nécessaire dans un cas, les autorités compétentes seront désormais tenues d’évaluer le statut de leurs collègues sur le lieu de travail. La position convenue signifie que la présomption d’une relation de travail est désormais déclenchée lorsque deux des cinq indicateurs sont remplis dans le cadre de la relation. Bien que la position du gouvernement français (entre autres) sur cet aspect de l’accord et l’insistance à se concentrer uniquement sur des exemples spécifiques, au cas par cas, au lieu d’offrir des droits étendus ait joué un rôle important dans les longues négociations, il faut le souligner  : le rejet de la proposition initiale du Conseil d’indicateurs supplémentaires et d’un processus plus difficile pour les travailleur·se·s, tout comme l’inversion de la charge de la preuve, constituent une énorme victoire.

Lieux de travail et systèmes algorithmiques

Pour la première fois dans le droit européen, l’utilisation de systèmes algorithmiques sur le lieu de travail sera soumise à l’obligation pour les travailleur·se·s et leurs représentant·e·s de recevoir des informations transparentes sur les systèmes utilisés, à l’interdiction pour les systèmes de prendre des décisions importantes telles que les licenciements, et à la garantie d’un contrôle humain dans les décisions qui affectent directement les personnes qui travaillent sur des plateformes. 

S’il faut encore évaluer le texte dans son intégralité, nous voyons le début de la fin du modèle commercial d’exploitation sur lequel s’appuient les entreprises de plateformes. Les développeurs et autres professionnels, ainsi que tous les travailleur·se·s, seront désormais en mesure de s’opposer aux mauvaises pratiques des entreprises de plateformes.

Le texte et ses dispositions sur la gestion algorithmique, la charge de la preuve en matière d’emploi et la protection des données seront d’une grande valeur dans nos efforts pour obtenir des droits dans d’autres dossiers, et apporteront un soutien à certains des travailleur·se·s les plus exploité. e. s dans nos sociétés pour une législation autonome sur l’IA sur le lieu de travail.

Les entreprises doivent rendre des comptes en vertu des nouvelles règles de l’UE

Les négociateurs du Parlement européen et du Conseil se sont mis d’accord sur un texte finalisé de la directive sur le devoir de diligence en matière de développement durable des entreprises, ensemble de règles visant à protéger l’environnement et les droits humains tout au long des chaînes d’approvisionnement des entreprises et à freiner les investissements non durables. Sans être satisfaits du texte finalisé, le besoin pressant d’une directive a finalement été pris en compte, ce qui nous place en meilleure position pour protéger les travailleur·se·s.

Malgré les inquiétudes, de nombreuses victoires ont été remportées, le rôle des représentants des travailleurs étant garanti dans le texte, ce qui améliorera la loi française. Il est également convenu que le devoir de vigilance soit un critère d’attribution des marchés publics et des concessions, ce qui en fait un outil pour les entreprises n’entrant pas dans le champ d’application de la législation contraignante. Avec des amendes pouvant aller jusqu’à 5  % de leur chiffre d’affaires net mondial, il existe également un moyen de dissuasion crédible pour s’assurer que les grandes entreprises se conforment à leurs nouvelles responsabilités.

Les nouvelles obligations des entreprises à l’égard de leurs employés doivent être appliquées, harmonisées et mises en œuvre sur chaque lieu de travail.

Concentrons-nous, à présent, sur la transposition et la mise en œuvre, avec des syndicats qui doivent affirmer leur rôle tout au long des chaînes de valeur. Une partie de notre travail a été accomplie, mais nous devons maintenant poursuivre nos efforts en vue d’une meilleure règlementation, d’une sensibilisation accrue et d’une véritable protection des travailleur·se·s, où qu’ils et elles se trouvent. 

Victoire historique aussi pour les travailleur·se·s, des médias

La loi sur la liberté des médias a également été adoptée à l’issue de négociations interinstitutionnelles. Malgré l’importance de ce dossier, il n’a pas été facile de parvenir à un accord. 

Les derniers développements avaient accru le risque d’utilisation de logiciels de surveillance et d’espionnage à l’encontre des journalistes et du personnel des médias sous le couvert d’une « clause de sécurité nationale » ; cette clause a maintenant été supprimée de l’article 4 et du texte de la directive dans son ensemble. Il s’agit d’une grande victoire pour l’indépendance des travailleur·se·s, des médias, la menace d’espionnage des travailleurs sur la base de simples soupçons ayant suscité un une grande inquiétude parmi les syndicats.

 L’article 4 prévoit désormais que les acteurs doivent obtenir l’autorisation préalable d’une autorité judiciaire indépendante avant de mettre en œuvre toute mesure répressive au titre de l’article, telle que la détention, les sanctions, les perquisitions et saisies, l’accès aux données cryptées, l’utilisation de technologies de surveillance, les logiciels espions, etc. Bien que nous devions analyser la loi dans son intégralité, il est clair que le texte contribuera désormais à garantir un travail sûr aux travailleur·se·s des médias, la stabilité de l’emploi pour ceux qui travaillent dans le secteur, une équité et une transparence accrues et la protection des sources qui sous-tendent les reportages. 

La route a été longue, mais le jeu en valait la chandelle. Nous saluons l’adoption de la loi sur la liberté des médias et nous félicitons nos collègues qui se sont joints à nous pour faire campagne en faveur des libertés obtenues grâce à cette législation. La liberté d’expression, l’indépendance et le pluralisme des médias sont des nécessités absolues pour assurer le bon fonctionnement du secteur, mais aussi pour lutter contre la désinformation et le manque de confiance dans les médias. Nous analyserons les dispositions relatives à la propriété des médias et réitérons notre conviction qu’une transparence totale doit être offerte aux citoyens afin de vérifier l’impartialité et l’indépendance des reportages qui fixent souvent l’ordre du jour du discours public et des discussions politiques. 

Il reste encore du travail à faire, mais ce que nous avons vu dans le texte constitue déjà une victoire pour les travailleur·se·s européen·ne·s, y compris les professionnels et les cadres de ce secteur.

Pour finir, permettez-moi de profiter de l’occasion pour vous souhaiter à tou·te·s de bonnes fêtes de fin d’année, ainsi qu’une bonne année 2024. Merci d’avoir pris, au cours des douze derniers mois, le temps de nous lire !