Rencontres d’Options -  L’intelligence syndicale au défi de l’intelligence artificielle

Quel avenir pour le travail qualifié ? Le 26 avril 2024, au siège de la Cgt, l’Ugict organisait une journée d’étude. Sans contrôle des salariés, l’IA sera utilisée pour intensifier le travail au lieu de le réduire.

Édition 050 de début mai 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Enjeux technologiques, de droits et de travail, l’IA et ses impacts ont été examinés lors d’une journée d’échanges organisée par l’Ugict-Cgt. DR

«  Il faut des armes syndicales pour répondre à l’intelligence artificielle (IA), prévient Agathe Le Berder, car il y a un risque que le débat public soit confisqué aux citoyens et aux travailleurs.  » Deux cents personnes étaient réunies dans le patio du siège confédéral pour écouter la secrétaire générale adjointe de l’Ugict-Cgt et bien d’autres intervenants, le 26 avril. 

Après avoir consacré le dernier numéro de la revue Options à l’IA, après la publication de 25 recommandations gouvernementales sur le sujet, c’était l’heure des échanges in vivo, préalables à la production de nouveaux outils.

«  Pas une révolution dans la technologie, mais dans l’interface  »

«  L’intelligence artificielle n’a rien à voir avec l’intelligence, pose Matthieu Trubert, copilote du collectif Télétravail et numérique de l’Ugict-Cgt. C’est un anglicisme. Pour comprendre son sens, il faut penser à la Cia (central intelligence agency) aux États-Unis. Il ne s’agit pas d’«  intelligence  » mais de traitement de l’information. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’IA générative. Ce n’est pas une révolution dans la technologie, mais dans l’interface. On entend aussi parler d’IA responsable ou d’IA de confiance  : ces concepts ne sont pas appropriés car l’IA n’a pas de conscience, c’est une technologie.  » 

Durant la journée, une exposition de l’Apec présentait ce que l’IA dessine pour le travail de demain. DR

Apparue au grand public en novembre 2022 avec ChatGpt, l’IA générative suscite autant de débats, que d’emballements ou d’inquiétudes. Une enquête de l’Apec montre qu’il existe un décalage entre les impacts perçus et les impacts pressentis de l’IA  : les personnes qui utilisent régulièrement l’IA générative dans leur métier ont une vision plus positive de ses effets – 82  % estiment d’ailleurs qu’elle augmente leur productivité. «  On pressent que les tâches les moins qualifiées des professions les plus qualifiées vont être impactées, estime Lætitia Niaudeau, directrice adjointe de l’Apec. À partir de quelle proportion des tâches d’un poste considère-t-on qu’il existe un risque de disparition d’un métier  ?  »

«  On répond à la baisse des effectifs par des outils d’IA  »

Nathalie Greenan, économiste au Cnam, met en cause cette approche. «  Ce modèle sur les tâches – automatisables ou pas, l’IA faisant bouger cette frontière – est une vision idéologique qui ne correspond pas au réel, elle vient du taylorisme, soutient-elle. Dans le travail, les gens exercent leur professionnalité. De là, la question est de chercher comment développer la professionnalité en étant assisté par une IA.  » Raja Chatila, professeur d’intelligence artificielle, de robotique et d’éthique à Sorbonne Université abonde  : «  La justification de l’IA, c’est d’augmenter la productivité, mais on ne voit que rarement des études qui indiquent la proportion de cette augmentation, on a seulement des affirmations sur cette augmentation potentielle.  »

«  L’IA est présentée positivement aux salariés, alors qu’elle conduit à une intensification du travail, expose Valérie Lefebvre-Haussman, secrétaire générale de la fédération Cgt des Banques et Assurances. Chez Generali, on répond même à la baisse des effectifs par des outils d’IA. En novembre, le groupe Bpce a mis en place des tests où l’IA va chercher le client sur les réseaux sociaux, pour trouver des informations personnelles à son sujet et préparer les entretiens avec la clientèle professionnelle. Et nous ne sommes ni informés ni consultés, sans compter que c’est plutôt bien accueilli par les collègues.  »

«  Les comédiens sont à la pointe de la réflexion  »

«  On a du mal à dire qui va être impacté en premier et comment, projette Matthieu Trubert. Ce ne seront pas forcément les tâches les plus répétitives, car elles se fondent sur des normes assez exigeantes. Ça pourrait être les tâches les plus rentables, surtout qu’elles ne sont pas normalisées, par exemple en affectant les métiers créatifs avec des textes, des sons ou des images.  » C’est un constat de la Cgt-Spectacle  : «  Les comédiens sont à la pointe de la réflexion sur l’IA car ils risquent d’être remplacés par elle, explique Pierre Aretino, ingénieur du son. Pour nous, les techniciens, ça sera juste des changements d’usage. Mais pour les comédiens, peut-on prévoir des clauses pour refuser que leur travail n’alimente une IA  ?  »

Un récent rapport gouvernemental émet bien une recommandation visant à «  faire du dialogue social et professionnel un outil de coconstruction des usages et de régulation des risques des systèmes d’IA  ». Mais sous la verrière de Montreuil, les participants fustigent le mutisme sur les moyens financiers en face de cette proposition et l’absence des syndicats dans le groupe de travail gouvernemental (1).

Deux-cents personnes se sont réunies dans le patio de la Cgt pour mieux s’approprier le débat sur l’IA. DR

«  Identifier et d’aborder le sujet IA dans les entreprises  »

«  On n’est pas dans le jeu  ! Rien ne va  ! s’exclame Emmanuelle Lavignac, secrétaire nationale de l’Ugict-Cgt et copilote du collectif Télétravail et numérique. Le Code du travail est muet. Le droit européen est dans une logique de marché libre et concurrentiel. Ce qui est voulu, c’est réglementer l’IA sans brimer l’innovation. Notre idée est d’identifier et d’aborder le sujet IA dans les entreprises.  »

Nathalie Greenan a débuté un travail de recherche lexicale sur la base de données Légifance. Il s’agit d’extraire tous les accords d’entreprise qui, depuis 2017, mentionnent explicitement l’IA. «  Nous en avons trouvé quelques uns, dans tous les sujets de négociation thématique, observe-t-elle. On est au début de l’analyse. Elle est mentionnée sur l’emploi mais très peu sur les conditions de travail.  »

«  Les journées finiraient par ne comporter que des tâches complexes  »

Du côté de l’Ufict des Services publics, la vigilance est de mise. «  L’intelligence artificielle est un enjeu du service public, sera-t-elle positive ou va-t-elle dégrader le service public  ? questionne Axel, agent dans la fonction publique territoriale. Quand on a beaucoup de documents à décoder, l’IA peut nous aider et nous faire gagner du temps, Mais il ne faut pas tomber dans le piège où les journées finiraient par ne comporter que des tâches complexes. Au niveau syndical il faut surveiller les risques psycho-sociaux.  »

Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres, signale que si le règlement européen IA Act, en cours d’adoption par l’Union européenne, a complètement éludé les conditions de travail dans cet environnement, la récente directive européenne sur le travail de plateforme aborde les risques psycho-sociaux. «  C’est une première dans un texte européen, se réjouit-elle. C’était la grande surprise.  »

Bientôt, 10  % du magazine Voici serait produit par IA

Pour Emmanuelle Lavignac, quand une entreprise implante l’IA, la première chose à faire est d’obtenir l’information et la consultation du Cse. C’est ce qui vient d’arriver chez Prisma où la direction, détenue par le groupe Bolloré, a annoncé, lors du Cse de mars que bientôt 10  % du magazine Voici serait produit par IA. Menaçant d’un recours en justice, la Cgt a obtenu une expertise sur les conséquence sociales et éthiques de ce «  test  ». 

Au-delà des spécificités de chaque profession, Matthieu Trubert, désireux de remettre en vigueur l’article L2323-30 du Code du travail sur l’obligation faite aux entreprises d’établir un plan d’adaptation aux mutations technologiques, préconise d’appréhender l’IA comme n’importe quel autre objet sociotechnique. «  Au comité social et économique de France Travail, on a imposé de faire chaque mois un point sur l’IA, témoigne Marc Gilbert, représentant du personnel. Pour nous, l’urgence c’est d’avoir un modèle de document pour ouvrir des négociations, car les directions refusent ou sont perdues… Elles ne voient pas le mal  !  » Message reçu par Caroline Blanchot. La secrétaire générale de l’Ugict, qui estime que «  l’IA doit contribuer à la diminution temps de travail, notamment la semaine de trente-deux heures  », a annoncé la production de webinaires, de tutoriels, de modèles d’accord et un travail en intersyndicale. 

  1. Le Comité de l’intelligence artificielle générative a été installé le 19 septembre 2023 par la Première Ministre Élisabeth Borne. Composé de 15 membres, 9 hommes et 6 femmes, il ne compte qu’une représentante syndicale, Franca Salis-Madinier pour la Cfdt.

Travailler demain : quatre scénarios pour 2030

Désireuse de mesurer l’impact des mutations économiques et sociales, l’Apec a mené une enquête sur les évolutions possibles du travail d’ici à 2030. Au-delà de la présentation de 14 grandes tendances (relation au travail, robotique, démographie, plateformes numériques, certification des compétences, travail du clic, environnement, blockchain…), l’association paritaire s’est essayée au design fiction. Le résultat c’est la création, à partir de quatre scénarios, de quatre personnages fictifs, tellement fictifs qu’ils sont incarnés, en image et en voix, par des outils d’intelligence artificielle.

Ainsi, Élodie, 42 ans, était aide-soignante en Ehpad jusqu’à ce que des robots s’acquittent d’une partie de ses missions, qu’elle se forme et qu’elle devienne superviseuse de robots.

Après un bilan avec une IA chargée du conseil en évolution professionnelle, et faute de détenir les certifications délivrées par les Gafam, Thierry, 57 ans, est bloqué dans sa reconversion.

Au Sénégal, entre le télétravail pour une société française, le bénévolat et les loisirs, Mathis a poussé la logique de l’hybridation du travail au maximum.

Enfin, en tant que responsable des ressources humaines, Aurélie doit intégrer dans son entreprise une nouvelle législation sur le bien-être au travail qui impacte la cotation boursière.