Polars – Engrenage fatal

Des chasseurs lepénistes nargués par un chevreuil, perturbés par l’idylle d’un « métèque » et d’une « nympho »… C’est un terroir bien à droite qui part en vrille sous la plume sardonique de Sébastien Gendron. Plus sérieux, Antonin Varenne nous emmène à Madagascar pour ressouder un père et son fils menacé de mort.

Édition 050 de début mai 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 3 minutes

Cousine de la Série noire, la collection La noire, chez Gallimard, publie des textes au ton libre, parfois à la lisière du genre, toujours à l’affût des convulsions de notre monde. La preuve par deux.

Saint-Piejac, bourgade du Sud-Ouest. Ses ronds-points, naguère parés de jaune. Ses petits commerces, berceaux de rumeurs qui enflamment les esprits fluets. Ses colleurs d’affiches, pâmés devant Éric Zemmour en grand format. Et, bien sûr, ses chasseurs. Dans leur ligne de mire, Il Duce, un chevreuil hautain qui nargue leurs pétoires…

C’est là qu’est venu se réfugier Connor Digby. Entre prés et forêts paisibles, le quinqua britannique rédige les aventures d’une fourmi, une série adulée par une nuée de jeunes lecteurs. Sa propension pour les voitures de collection, qu’il achète et revend à foison, épice son quotidien. Sa bulle vole en éclat lorsque Marceline et sa nymphomanie décomplexée y font irruption. Le roucoulement des deux tourtereaux enclenche un engrenage fatal… Et lorsque sonne l’hallali, c’est un paradis de crétins qui part en vrille. Sous l’œil placide d’Il Duce, seigneur des lieux…

Le cervidé a le beau rôle

Sébastien Gendron apprécierait-il davantage la compagnie des animaux que celle de ses semblables  ? Dans Fin de siècle, publié dans la Série noire en 2020, il imaginait un océan infesté de mégalodons. Qui s’avéraient moins carnassiers que des investisseurs immolant la sécurité sur l’autel de leurs dividendes. Ici, c’est à un majestueux cervidé qu’il donne le plus beau rôle, les homo sapiens ne brillant que par leurs tares…

Le romancier iconoclaste s’y entend pour dégommer à tout va. Ses cibles de prédilection  : la crétinerie et le racisme. De quoi faire à Saint-Piejac, où le patriarcat se nécrose dans la haine de l’autre. Les fusils, frustrés d’un gibier chimérique, sont brandis dans une mâle arrogance. Haro sur le métèque Connor, ses bagnoles de frimeur, sa pimbêche provocante, son français approximatif… Et si, d’aventure, des Ukrainiens venus s’empiffrer de nos baguettes de pain écopent de balles perdues, c’est tout bénef. Z’avaient qu’à trouver refuge ailleurs… 

Chevreuil conjugue l’outrance et l’absurde dans une énergie d’écriture foutraque et jubilatoire. Derrière le rire (très) jaune, on goûte les dialogues incongrus, les titres de chapitres fébriles, le flot de références musicales et cinématographiques. On apprécie le générique de fin… et – car il faut  absolument tourner les pages jusqu’au bout – la coda ophidienne et révérencieuse… Et on attend la suite du grand livre des animaux selon Sébastien Gendron, ineffable clown lucide…

«  Rends-toi utile, tu as encore le temps  »

La plume d’Antonin Varenne est voyageuse, reflet de sa vie de bourlingueur. Outre les territoires du globe, il aime arpenter ceux de la littérature, du noir bien serré au gris en demi-teinte. Un aventurier raffiné des mots, comme ici avec La Piste du vieil homme … 

Simon, septuagénaire conservé par le «  défi vivifiant des emmerdes  », coule des jours meurtris à Madagascar, en regardant la mer et en vivotant d’une mini entreprise de tourisme. Voilà longtemps qu’il a coupé les ponts avec la France et les siens. Lui parvient une lettre, dont les mots claquent  : «  Rends-toi utile, tu as encore le temps.  » Elle lui apprend que Guillaume, son fils, est lui aussi sur la Grande Île, avec, à ses trousses, des dealers à qui il doit un paquet de fric. Alors, il ranime son asthmatique buggy jaune et prend la route…

Petits caïds armés de kalachnikovs

Il y a d’abord le périple sur des pistes cabossées, pleines d’embûches dressées par la nature. Par les hommes aussi. Qu’ils soient racketteurs, voleurs de zébus ou petits caïds armés de kalachnikovs ou de machettes, prompts à dépouiller les vazahas… Mada la fière, percluse de pauvreté, malade de ses miasmes coloniaux, rongée par ses excès, se révèle dans toute sa complexité douce-amère à la faveur des tribulations et des rencontres de Simon… 

Il y a surtout un voyage intérieur, dans les méandres du passé d’un homme faussement serein, à l’automne de ses jours. Le chemin de la violence est aussi celui de la résilience. Défilent les plaies et les regrets. Gaëlle, son amour «  coloré et explosif  », partie en avalant toute sa pharmacie… Guillaume avait 9 ans  ; sa sœur Charlotte – c’est elle qui a envoyé la lettre – en avait 11. Au retour du cimetière, leurs regards tournés vers lui. Il n’a pas su y répondre. Les jours d’après non plus. Et les deux enfants ont appris à se serrer les coudes pour affronter la vie…

Sauver un fils traqué pour réinventer sa paternité. À la recherche du temps perdu, en quelque sorte… Antonin Varenne signe un roman rugueux de pudeur et de tendresse à fleur de peau, discrètement cruel, résolument attachant. 

Une fois n’est pas coutume, je dédie cette chronique d’une relation père-fils à un autre Antonin, tombé voilà dix ans tout juste…

  • Sébastien Gendron, Chevreuil, Gallimard, 2024, 342 pages, 20 euros.
  • Antonin Varenne, La Piste du vieil homme, Gallimard, 2024, 233 pages, 18 euros.