Chronique juridique -  La liberté d’expression dans l’entreprise doit être respectée par l’employeur

La liberté d’expression est une liberté fondamentale. Cette liberté peut être exercée par tout salarié au sein de l’entreprise, dans le cadre de certaines limites. La jurisprudence de la Cour de cassation continue de préciser le régime juridique applicable pour assurer l’effectivité de cette liberté essentielle.

Édition 044 de fin janvier 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

«  Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.  » (Code du travail, art. L. 1121-1).

Parmi les libertés visées ici figure la liberté d’expression. Cette liberté fondamentale est prévue par de nombreux textes, notamment  :

  • la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :

«  Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.  » (art. 10)

«  La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme  : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.  » (art. 11)

  • la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950 (Conseil de l’Europe) :

«  Liberté d’expression (art. 10)

1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.  »

Jurisprudence

Jurisprudence fondatrice

La violation de la liberté d’expression, liberté fondamentale, est sanctionnée par la nullité (la cause est illicite). Il en est ainsi, y compris en cas de licenciement depuis l’arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 28 avril 1988 (M. Alain Clavaud c/ Sté Dunlop).

«  Sauf abus, le salarié jouit dans l’entreprise (…) de sa liberté d’expression  ». L’abus consiste en des «  termes injurieux, diffamatoires ou excessifs  ».

Jurisprudence récente

• Première affaire

Faits et procédure

M. [P] a été engagé, le 4 septembre 1985, par la société Promo métro, devenue la société RATP Travel Retail, et il exerçait en dernier lieu les fonctions de chef de projet technique.

Les 12 septembre et 27 décembre 2016, l’employeur a notifié au salarié deux avertissements. Le 23 mars 2017, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire et convoqué à un entretien préalable puis a été licencié, par lettre du 6 avril 2017.

Le 24 mai 2018, il a saisi la juridiction prud’homale pour contester son licenciement (demande au titre de la nullité du licenciement). La Cour d’appel de Paris, le 2 novembre 2021, a rejeté sa demande. Le salarié a formé un pourvoi en cassation.

Cour de cassation, chambre sociale, 8 novembre 2023

Pour la Cour de cassation, «  sauf abus résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.  »

«  7. Pour rejeter la demande d’annulation de l’avertissement délivré le 12 septembre 2016, l’arrêt constate d’abord qu’il est ainsi libellé  : «  par courriel adressé à votre ancien responsable hiérarchique, M. F., en date du 12 juillet 2016, vous lui indiquez qu’il fait preuve d’une agitation inappropriée, vous faites notamment état d’une “gestion douteuse” des entretiens annuels, d’une “organisation délétère” et de “conduites abusives” tenues au sein de votre service (…) Je ne peux admettre la teneur et le ton que vous employez dans ce courriel. Vous indiquez enfin que si vous l’estimez nécessaire, cette affaire se poursuivra dans un cadre juridique. Les propos tenus et le ton que vous employez dans ce courriel sont exagérés, dénigrants, déplacés et menaçants vis-à-vis de votre encadrement. Ces critiques ne sont aucunement constructives.  »

8. L’arrêt retient ensuite, après avoir relevé que le salarié ne conteste pas avoir tenu les propos qui lui sont reprochés, qu’ils apparaissent à tout le moins excessifs, d’autant que, pressé de se justifier et de s’expliquer, le salarié a refusé de répondre aux convocations de son supérieur et aux questions de la direction des ressources humaines, de sorte que, contrairement à ce qu’il prétend, il a été invité à s’expliquer sur les propos qu’il avait tenus et ne peut donc pas reprocher à son employeur d’avoir tenté d’attenter à sa liberté d’expression. Il en déduit que, c’est à juste titre, en l’absence de réponse claire, que l’employeur a invité le salarié à ne pas renouveler ce type de comportement et lui a délivré à cette fin un avertissement qui n’apparaît en aucun cas disproportionné.

9. En statuant ainsi, alors que le courriel litigieux, adressé uniquement à un supérieur hiérarchique pour dénoncer ses conditions de travail et rédigé en des termes qui n’étaient ni injurieux ni diffamatoires ou excessifs, ne caractérisait pas un abus dans la liberté d’expression du salarié, la Cour d’appel a violé le texte susvisé.  »

Le salarié obtient gain de cause devant la Cour de cassation.

• Deuxième affaire

Faits et procédure

Mme [G], épouse [Y], a été engagée en qualité de Controller Floor Europe and Paper Activity le 11 avril 2005 par la société Lafarge plâtres. Elle exerçait en dernier lieu les fonctions de Supply Chain Manager. Le contrat de travail a été transféré le 1er août 2013 à la société La Chape liquide, devenue Anhydritec.

La salariée a été licenciée par courrier du 3 février 2014 pour cause réelle et sérieuse et a saisi la juridiction prud’homale. La Cour d’appel de Nîmes, le 15 février 2022, a rejeté sa demande. La salariée a formé un pourvoi en cassation.

Cour de cassation, chambre sociale, 11 octobre 2023

Pour la Cour de cassation, «  sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.  »

Et «  le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.  »

«  8. Pour dire le licenciement de la salariée justifié, l’arrêt retient que celle-ci a manifesté un désaccord persistant malgré l’accord d’entreprise concernant les congés et les nombreuses réponses claires de l’employeur pour l’expliquer, ce qui a eu un impact sur le fonctionnement de la société, qu’elle a volontairement refusé d’appliquer l’organisation en revendiquant des droits pour prendre ses congés non prévus dans l’accord d’entreprise, et ce de manière récurrente et insistante.

9. L’arrêt ajoute qu’elle s’est montrée particulièrement insistante envers son président sur la question des reports de congés alors qu’elle connaissait l’accord d’entreprise à ce sujet, ce qui ne l’a pas empêchée de poser des ultimatums à son supérieur hiérarchique, et qu’il est démontré un positionnement discutable vis-à-vis de son président comme en témoigne le courriel qu’elle lui a envoyé le 20 décembre 2013 indiquant  : «  Dans la mesure où j’ai pu, malgré de grandes réticences et incompréhensions, prendre mes congés, je considère que l’incident est clos  », après que ce dernier avait finalement accepté de déroger à l’accord d’entreprise concernant le report des congés sur l’année 2014.

10. Il conclut que les griefs de remise en cause polémique des décisions de la société et de manque de respect à l’égard de la hiérarchie sont caractérisés.

11. En se déterminant ainsi, sans caractériser en quoi les propos tenus par la salariée comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale.  »

La salariée obtient gain de cause devant la Cour de cassation.

Bibliographie et sitographie :