Rencontres d’Options -  Rencontres d’Options (3/3) : renforcer le collectif, problématique commune au management et au syndicalisme ?

« Quel engagement dans les organisations ? » Le troisième débat des rencontres d’Options interroge le sens du travail et la place du syndicalisme face au « flottement » des collectifs généré par le travail hybride.

Édition 022 de fin décembre 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
De gauche à droite : Sophie Binet, Marie Benedetto-Meyer, Caroline Diard, Mathieu Trubert.
« Quel engagement dans les organisations ? » Le troisième débat des rencontres d’Options interroge le sens du travail et la place du syndicalisme face au « flottement » des collectifs généré par le travail hybride.

Comment travailler à la fois ensemble et séparément  ? Quand on se trouve dans l’entreprise, chez soi, ailleurs  ? Les situations de travail se diversifient, se complexifient, plaçant les organisations dans l’instabilité et parfois la fragilité. Elles atomisent les collectifs de travail, placent certains salariés dans des situations ou des ressentis d’isolement.

Cette perte de repères se traduit aussi par une difficulté à connaître et à défendre ses droits, qui interpelle le syndicalisme. Les entreprises n’en font pas un problème, le seul télétravail leur aurait permis de réaliser des gains de productivité considérables, de l’ordre de + 20 à + 30  % en moyenne, d’après un rapport de mai 2022 du Conseil national de la productivité.

«  On a improvisé à distance  »

Cela s’explique, entre autres, par l’allongement du temps de travail en autorégulation, les salariés faisant moins de pauses quand ils sont chez eux et consacrant au travail une partie du temps gagné sur les transports. Les entreprises y gagnent aussi sur les factures d’électricité ou sur la mise à disposition de bureaux fixes et d’équipements. «  Reste à analyser comment, dans chaque entreprise, les managers arrivent à maintenir le travail de chacun, et surtout le travailler-ensemble  », observe Marie Benedetto-Meyer, sociologue et maîtresse de conférence à l’Université technologique de Troyes.

Comme elle l’a détaillé dans le trimestriel Options (automne 2022), pour l’heure, ce ne sont pas tant les organisations ou le management qui se trouvent redéfinis, mais les modalités de travail  : «  Avec le développement du télétravail, on a improvisé, à distance, l’organisation de nouveaux modes de travail… à distance. Les managers de proximité ont été particulièrement impactés et malmenés par ces transformations, opérées sans outils, sans formation pour penser des postures plus adaptées aux nouvelles organisations, qui tardent à réellement se montrer flexibles ou libérées. Pour l’heure, dans la même entreprise, la concertation entre managers sur l’instauration de règles communes reste rare, tout comme l’équité à l’égard des salariés et la mise en discussion collective du travail et de son organisation. Pour résumer, le mode hybride a pour l’instant révélé des tensions sans pour autant créer davantage d’horizontalité.  »

Le management du télétravail en équilibre fragile entre contrôle et confiance

Pour Caroline Diard, longtemps Drh, aujourd’hui enseignante à l’École supérieure de commerce d’Amiens et membre de l’Observatoire du télétravail créé par l’Ugict, le diptyque «  Contrôle-confiance  » rend en fait difficile une relation managériale réinventée. La distance implique davantage d’autonomie, tandis que l’outil installe un certain contrôle  : «  Comment éviter le piège du simple management par la surveillance, qui risque pourtant de s’avérer contraignant, démotivant et contre-productif pour tout le monde  ? Déjà, le travail à distance, l’absence de contrôle direct, suffit souvent à engendrer de l’autocontrôle, de l’autodiscipline, les salariés signifiant ainsi à leur employeur qu’ils “méritent” le télétravail, jusqu’à faire, de leur propre initiative, du reporting  !  »

Le télétravail est vécu comme un avantage. Il se traduit ainsi la plupart du temps par une meilleure implication, un engagement plus fort et plus efficace au travail. «  Même si pendant le confinement, il s’est traduit par du travail en mode dégradé, et si on commence à voir qu’au-delà de deux jours hebdomadaires, il peut aussi engendrer des risques psychosociaux, par exemple, si les salariés, plutôt que de s’arrêter, continuent de travailler quand ils sont malades. Ou des problèmes d’ordre relationnel avec la hiérarchie directe et les collègues si une coconstruction des relations de travail n’est pas discutée.  »

Le télétravail est plus facile quand il s’appuie sur des «  collectifs forts  »

Matthieu Trubert, copilote du collectif Ugict sur le Numérique, ingénieur et responsable syndical chez Microsoft, rappelle que le télétravail n’est ni un droit ni une obligation, et que le volontariat doit rester la norme  : «  C’est la clef de voute d’un accord télétravail bien négocié, qui rende si possible éligibles tous ceux qui le souhaitent, en termes de formation, d’aménagement du lieu de télétravail, et de compensation pour ceux qui ne peuvent pas télétravailler.  » Car cela reste souvent un privilège réservé aux cadres, ingénieurs ou aux métiers en tension.

Matthieu Trubert évoque la conception et l’usage de l’application Teams de Microsoft, conçue pour permettre visioconférence, partage de documents, co-édition, et faciliter la mise en action d’une intelligence collective sans que la distance soit un obstacle  : «  À condition de s’appuyer sur des collectifs forts déjà en place, sur des gens qui se connaissent et ont déjà travaillé ensemble. Les nouveaux embauchés, pendant la période Covid, ont eu beaucoup plus de mal à entrer en interaction. Il faut par exemple que le partage de documents et de projets soit accepté et fluide. Sinon, manager se résume à coordonner le travail, pas à organiser dans un espace commun la collaboration.  »

Contrôle des activités des salariés

L’outil Teams a fait l’objet d’alertes à la Cnil parce qu’il n’offrirait pas toutes les garanties du point de vue du tracking. Matthieu Trubert rappelle cependant que le salarié est lié par un lien de subordination, et que dans la limite du but légitime recherché (horodatage, caméra dans une banque par exemple), il peut s’avérer légitime de contrôler les activités d’un salarié, qui l’ont d’ailleurs intégré.

Le responsable syndical aborde également la nécessité, pour le syndicalisme, de s’approprier tous les outils numériques disponibles, «  courriels, visio, webinaires, outils de travail coopératifs, que les employeurs doivent mettre à notre disposition, car nous sommes encore trop souvent réduits au système D pour communiquer avec tous nos collègues. L’individualisation des salariés et du travail n’empêche pas de construire des collectifs forts, un local syndical 2.0  ». Dans la salle, un élu de Nokia confirme que seul le numérique lui a permis d’organiser des assemblées générales avec des centaines de personnes. D’autres soulignent que c’est un moyen de toucher des salariés qui, en présentiel, n’oseraient pas être vus discutant avec un responsable syndical. Encore faudrait-il que les syndicats disposent des coordonnées de tous les salariés, ou puissent disposer de celles de ceux qui sont demandeurs de contacts…

Certes, les instances représentatives du personnel disposent de pouvoirs d’expression et de concertation concernant le travail à distance, liés au respect de la santé et de la sécurité des salariés, ou à la formation. Mais comme le rappelle aussi Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict, en conclusion de ces rencontres d’Options, il est urgent de documenter et d’analyser les mutations en cours du travail – c’est l’objet de la création de l’Observatoire du télétravail, pour empêcher que le floutage actuel des modalités de travail et des organisations ne se traduise par un contrôle accru sur les salariés et une dégradation générale des conditions de travail. «  C’est maintenant que nous devons nous mobiliser, pour infléchir les choix, gagner davantage de responsabilités au travail, et renforcer les droits d’expression et d’action collectives.  »

L’Ugict met d’ores et déjà à disposition de la documentation et des accords types pour éviter que le télétravail n’entraîne un recul des droits et des pratiques, et compte sur les négociations actuelles au niveau européen pour fixer un cadre plus protecteur et porteur de progrès sociaux. «  Nous lançons également un appel à tous les syndicats, pour qu’ils répondent aux questionnaires et, si possible, qu’ils s’engagent sur trois ans à participer au travail de notre observatoire. C’est à partir de ces expériences partagées, d’une intelligence collective croisant les analyses que nous serons plus forts contre les abus, et que nous retrouverons de la maîtrise sur notre travail.  »

Valérie Géraud

Notre dossier sur les Rencontres d’Options :

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