Discrimination sexuelle : dix salariées, élues Cgt, font lourdement condamner STMicroelectronics

Après presque dix ans d’un combat judiciaire éprouvant, les dix femmes, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, ont gagné en cour d’appel, en utilisant la méthode « Clerc » conçue à l’origine pour « réparer » les carrières syndicales. Une victoire collective.

Édition 040 de fin novembre 2023 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
La Cour d’appel a reconnu « l’existence d’une discrimination générale » dans l’entreprise. © AltoPress / Maxppp

Elles sont opératrices, techniciennes, ingénieures ou cadres, syndiquées à la Cgt et élues. Mentalement, elles s’étaient préparées à un long combat. Elles ont tenu et ont réussi : presque dix ans après avoir collectivement ouvert la voie contentieuse devant les prud’hommes, la cour d’appel de Grenoble leur a donné raison en condamnant le groupe Stmicroelectronics pour discrimination sexuelle, dans l’évolution de carrière et de salaire de ces dix salariées. Le 26 octobre 2023, toutes ont obtenu gain de cause, pour un total de plus de 815 000 euros de dommages et intérêts, en cumulé. Si la direction du groupe portera vraisemblablement l’affaire en cassation, le jugement de la cour d’appel est d’ores et déjà exécutoire.

Ce dernier retient, en effet, «  l’existence d’une discrimination générale dans l’entreprise  ». Discrimination que Stmicroelectronics a toujours rejetée, en invoquant au moins deux arguments  : la mise en œuvre d’une « politique volontariste de réduction des discriminations salariales entre les hommes et les femmes  » concrétisée par les accords relatifs à l’égalité professionnelle, en 2006, 2011 et 2014  ; l’obtention de la note de 93 sur 100 à l’indice d’égalité professionnelle.

Élue Cgt sur le site de Grenoble, où elle travaille dans la recherche et développement, Dominique conteste le premier argument  : «  Comme élue, j’ai participé depuis 2011 à toutes les négociations “égalité”, que ce soit localement, à Grenoble, ou au niveau national. Jamais elles ne se sont tenues en prenant en compte des objectifs précis issus de situations comparées, mais sur des bilans très qualitatifs, en invoquant des causes extérieures  : manque de candidates, de motivation des femmes pour la mobilité…  » Quant à l’indice égalité, il est, selon un communiqué de la Cgt et de l’Ugict de l’entreprise, illustratif du «  caractère fallacieux du pink-washing  ».

Une mise en évidence des discriminations dès l’embauche

En 2011, la direction mettait pourtant en place un outil devant servir à la détection des discriminations : le «  profil référent  », une sorte de profil moyen tenant compte à la fois de l’ancienneté et de la note d’évaluation annuelle, pour un coefficient donné. «  Mais il utilise des éléments biaisés et discriminants dès leur origine  », explique Élodie Saurat, élue Cgt sur le site de production de Crolles. Par exemple avec le principe du «  coefficient donné  »  : « Comme je suis restée au même coefficient pendant vingt-trois ans, ma situation est comparée à celle d’hommes qui viennent d’entrer dans l’entreprise, ce qui me “survalorise” de manière tout à fait artificielle  », en établissant une photographie à un instant T, explique Dominique, ingénieure, aujourd’hui «  placardisée  » dans un secteur des ventes, où elle traite notamment des factures. Une succession de demandes de formation ou d’entretiens pour des postes en mobilité interne n’y ont rien changé  : tous refusés, affirme-t-elle.

Même cas de figure pour Élodie Saurat, titulaire d’un Bts de biochimiste, restée bloquée «  en bas  » après pourtant dix-huit ans de carrière. Technicienne contrôle qualité en salle blanche, elle n’a, d’ailleurs, pas été reçue en entretien individuel au retour de son premier congé maternité, «  alors que j’avais dépassé tous mes objectifs l’année précédant ma maternité », assure-t-elle. La modalité de calcul, basée sur l’ensemble des salariés, hommes et femmes confondus, pose aussi problème. Il est rejeté par la cour d’appel  : «  L’outil du profil référant […] est largement inopérant, en ce qu’il s’attache uniquement à analyser les inégalités de traitement entre tous les salariés [et] qu’il ne distingue pas utilement les femmes et les hommes  », indique ainsi le jugement.

La «  méthode Clerc  » contre toutes les discriminations

Depuis plusieurs années, la Cgt y oppose la « méthode Clerc  », du nom de l’animateur à la fédération Cgt de la métallurgie du Collectif de lutte contre les discriminations, au seuil des années 2000. Élaborée à Sochaux , cette méthode repose sur un principe a priori simple  : si l’on est discriminé, c’est par rapport à d’autres qui ne le sont pas. Partant de là, il s’agit de comparer la situation professionnelle du «  discriminé  » avec un panel de salariés «  épargnés  » par les directions, sur la base d’éléments objectifs, comme l’entrée dans l’entreprise à situation identique en termes de diplôme ou de filière professionnelle. Puis, à l’aide de témoignages, du registre unique du personnel ou du document préparatoire aux négociations salariales, on mesure l’écart à la fois de salaire et de carrière, dix, vingt ou trente ans plus tard. Chez Stmicroelectronics, les plaignantes s’appuieront notamment sur des expertises indépendantes et une analyse de l’inspection du travail.

> Lutte contre les discriminations : la « méthode Clerc », dans les archives d’Options

Contestée par la direction, la « méthode Clerc  », conçue à l’origine pour «  réparer  » les carrières des syndicalistes, est confortée par la cour d’appel  : elle «  constitue un moyen approprié permettant de manière juste et adéquate de réparer de manière intégrale, sans perte ni profit, le préjudice subi […] en calculant l’écart de rémunération entre la moyenne de rémunération des salaires non discriminés et la rémunération de la salariée discriminée  ». Pour l’ingénieure, entrée chez Stmicroelectronics en 2000 après deux ans d’expérience professionnelle, la discrimination sexuelle préexistait à l’engagement syndical  : « Par rapport à tous les hommes entrés en même temps que moi dans l’entreprise, l’écart de coefficient se situe entre 1 et 2  ; dès l’embauche, l’écart salarial était de 6 %. Il n’a fait que s’accentuer au fil des années pour atteindre environ 15 %.  » Globalement, chez les cadres, l’écart de salaire (mensuel, équivalent temps plein) entre les femmes et les hommes est en moyenne de 10 %, à âge et ancienneté équivalents. Pour deux plaignantes, une opératrice et une ingénieure, la discrimination a également été reconnue en lien avec «  l’état de grossesse  ».

Après dix ans de procédures, une victoire collective

Parce qu’elle est conseillère prud’homale à Grenoble, le dossier d’Élodie Saurat a été dépaysé à Valence, dans la Drôme, et décalé dans le temps. Elle ne fait donc pas partie des dix plaignantes reconnues dans leurs droits par le jugement de la cour d’appel. Mais elle assure  :  «  Quand je compare ma situation avec celle des hommes embauchés au même moment, ils ont au moins deux coefficients de plus. Une majorité est devenue “techniciens experts.  » Elle a évalué à 8 % l’écart de salaire discriminant à partir du panel de comparants reconstitué par l’Inspection du travail.

Après avoir gagné en première instance voici quatre ans, et dans l’attente de son audience en appel, en mars 2024, elle insiste sur le caractère collectif de leur démarche  : « Au-delà de nos situations individuelles, nous avons voulu démontrer l’existence de la discrimination de genre au sein de notre entreprise, pour toutes les catégories socioprofessionnelles. Si j’estime que la réparation du préjudice n’est pas à la hauteur pour les Oatam (ouvriers, administratifs, techniciens et agents de maîtrise), cela reste avant tout une victoire collective  », qui reste encore à traduire en termes revendicatifs et de démarche syndicale.

Cette dimension est fondamentale : individuellement, c’est l’échec presque assuré, au bout d’un combat long et coûteux, notamment en termes de stress, de fatigue, d’engagement personnel, de centaines d’heures passées à travailler les dossiers… Élodie Saurat y a en grande partie sacrifié sa vie personnelle, mais elle a développé une appétence pour le droit. Elle est désormais inscrite en Master 2 de droit social et relations du travail, dans la perspective d’une reconversion professionnelle. Depuis l’ouverture de la procédure, trois salariées ont quitté l’entreprise. «  Si nous n’avions pas été onze au total, cela aurait été insurmontable, témoigne pour sa part l’ingénieure. Nous avons agi comme un groupe, en nous soutenant mutuellement. Nous nous sommes réparti le travail, en fonction de notre disponibilité, de nos capacités du moment, de notre état de fatigue, de nos compétences… À un moment, Stmicroelectronics a probablement fait le pari qu’on allait s’user, s’accrocher et qu’on n’irait pas jusqu’au bout.  » Erreur…

Christine Labbe