Échecs – Savielly Tartakover, à la catalane

Joueur cosmopolite, engagé et rescapé des pires tragédies du XXe siècle, Savielly Tartakover a laissé sa trace dans l’histoire des échecs en inventant, à la demande de ses hôtes barcelonais, une ouverture inédite.

Édition 050 de début mai 2024 [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

En 1929, à l’occasion de l’Exposition universelle, la ville de Barcelone organisa un fort tournoi d’échecs, qui attira des joueurs d’envergure mondiale. La veille de la première ronde, les organisateurs invitèrent le joueur austro-polonais Savielly Tartakover au restaurant. À la fin du repas, ils lui firent une étrange demande  : «  Il existe de nombreuses ouvertures d’échecs qui portent des noms de pays ou de villes. Comme la française, l’anglaise, la scandinave, l’écossaise… Nous voudrions que vous profitiez de ce tournoi pour inventer une nouvelle ouverture. Nous lui donnerons alors le nom de catalane  !  » 

Savielly Grigorevitch Tartakover était né en février 1887 à Rostov-sur-le-Don, en Russie, d’un père autrichien et d’une mère polonaise. De confession juive, la famille s’installa en Autriche-Hongrie lorsque le jeune Savielly avait 12 ans. Parlant l’allemand, le yiddish et le français, il passa son baccalauréat en 1904. À Vienne, en 1909, il décrocha son diplôme d’avocat. En 1911, alors que ses parents étaient retournés en Russie, le jeune homme apprit leur assassinat durant un pogrom.

Nous ne savons pas quand Savielly s’initia aux échecs. Mais pendant ses années d’étude, il joua énormément dans les cafés de Vienne, où il croisa le fer avec les meilleurs joueurs. En 1906, à Nuremberg, il remporta un tournoi international. 

De cœur entre la Pologne et la France 

En 1914, Savielly Grigorevitch fut appelé à servir sous le drapeau austro-hongrois. À la fin de la guerre, il s’installa à Paris, où son excellent français et son talent aux échecs éblouirent ses amis parisiens. Même s’il ne comprenait pas un mot de la langue de sa mère, il demanda néanmoins la nationalité polonaise. Il devint consul honoraire de Pologne et, aux échecs, capitaine et entraîneur de l’équipe nationale. En 1930, il remporta le tournoi de Liège et, lors des Olympiades, fut médaillé d’or au premier échiquier de la sélection polonaise. 

De la fin de la Première Guerre mondiale au début de la Seconde, Tartakover se classa parmi les dix meilleurs joueurs mondiaux. Il remporta le prestigieux tournoi de Hastings en Angleterre à trois reprises  : 1924, 1926 et 1927. En septembre 1939, la Pologne fut enavhie par l’Allemagne et par l’URSS. Âgé alors de 52 ans, Tartakover s’engagea sous le drapeau français, dans la Légion étrangère, avec le grade de lieutenant. Ayant par la suite rejoint la Résistance, il y fut actif sous le nom de «  lieutenant Cartier  ». 

À la fin de la guerre, désespéré par l’occupation soviétique de la Pologne, il se tourna vers le pays de son cœur  : la France, qui lui offrit la nationalité. Désormais, il défendit les couleurs tricolores dans les compétitions échiquéennes. 

Maître des échecs, esclave du casino

Il emporta le premier prix dans de nombreux grands tournois dont, en 1947, Venise et Paris. Gagna des matchs contre Réti, Johner, Lilienthal, Gromer, Winter, Klein… Fut champion de France en 1953. Hélas, également accro aux jeux d’argent, il se ruina au casino. Trop fier pour demander de l’aide à ses amis, il mourut seul et endetté en 1956 à Paris, et fut enterré au cimetière de Pantin. «  Une partie d’échecs est constituée de trois phases, avait-il écrit. Dans la première, vous espérez avoir l’avantage  ; dans la deuxième, vous pensez avoir l’avantage  ; dans la troisième, vous savez que vous allez perdre  !  » 

Mais revenons vingt-sept ans plus tôt, au tournoi de Barcelone, et à cette étrange requête  : «  inventez-nous l’ouverture catalane  ». On peut imaginer la nuit qu’a passée le pauvre homme  ! Pourtant sa création, dont le but était de faire plaisir, fut une véritable trouvaille. La catalane est aujourd’hui fréquemment adoptée par les meilleurs joueurs du monde  !


La première catalane de l’histoire

Savielly Tartakover-Joaquim Font 

Barcelone, 1929. Ouverture catalane.

1.d4 d5 2.g3 (le coup inventé par Tartakower, qui caractérise la «  catalane  ».)  2…Ff5 3.Fg2 c6 4.c4 dxc4 5.Cc3 ! Cf6 6.e4 Fe6 7.Cge2 ! (avec l’idée Cf4) 7…Ca6 8.0–0 g6 9.Cf4 Cc7 10.Cxe6 Cxe6 11.d5 ! cxd5 12.exd5 Cc7 (après : 12…Cc5 13.Dd4 ! Cd3 14.Dxc4 Cxc1 15.Taxc1 Fg7 16.Db5+ Dd7 17.d6 ! avec un net avantage blanc.) 13.d6 ! Dxd6 (si : 13…exd6 ? 14.Te1+ Ce6 15.Fxb7 Tb8 16.Fc6+ Cd7 17.Ce4+-) 14.Fxb7 Dxd1 15.Txd1 Td8 16.Fc6+ Cd7

(voir diagramme)

17.Ff4 ! (les noirs ne parviennent pas à respirer.) 17…Ca6 (sur : 17…Ce6 18.Cd5 Fg7 19.Cc7+ Cxc7 20.Fxc7 Fxb2 21.Fxd8 ! Fxa1 22.Txd7 0–0 23.Fxe7+-) 18.Td2 ! Cb4 19.Cd5 ! Cxd5 (19…Cxc6 ? ? 20.Cc7#) 20.Txd5 e6 21.Txd7 ! Txd7 22.Td1 Fc5 23.Fxd7+ Re7 24.Fb5 (avec une pièce en moins, face à l’attaque du pion c, la menace de Fe5 suivi de Td7+, les noirs abandonnent.) 1–0

Un an plus tard, Tartakover utilise son «  bébé  » pour terrasser le meilleur joueur Britannique

Savielly Tartakover-Frederick Yates 

San Remo, 1930. Ouverture catalane.

1.d4 e6 2.g3 d5 3.Fg2 Cf6 4.Cf3 Cbd7 5.0–0 b6 6.b3 Fb7 7.Fb2 Fd6 8.Ce5 De7 9.c4 0–0 10.cxd5 exd5 11.Cc4 Tfe8 12.Cxd6 Dxd6 13.Cc3 Cf8 14.Tc1 Ce6 15.Dd3 Tad8 16.Tfd1 a6 17.Td2 Cg5 18.Tdc2 Dd7 19.Cd1 c6 20.f3 De7 21.Cf2 h6 22.Te1 a5 23.Dd2 a4 24.Cd3 axb3 25.axb3 Ce6 26.Tec1 Cd7 27.b4 Df6 28.Ce5 Cxe5 29.dxe5 Dg6 30.Fd4 Cxd4 31.Dxd4 b5 32.f4 f6 33.exf6 Dxf6 34.Dxf6 gxf6 35.Rf2 Ta8 36.Txc6 ! Fxc6 37.Txc6 (les pions d5 et f6 sont attaqués.) 37…d4 38.Fd5+ Rh8 39.Txf6 Tac8 40.Fc6 Rg7 41.Fxe8 ! Rxf6 42.Fxb5 Tb8 43.Fd3 Txb4 44.g4 Tb8 45.h4 Te8 46.g5+ Rg7 47.Rf3 Te3+ 48.Rg4 Te8 49.f5 hxg5 50.hxg5 (le matériel est égal, mais le fou et les deux pions passés sont trop forts pour la tour.) 50…Tc8 51.Rf4 Tc7 52.Re5 Rf8 53.g6 Tc8 54.f6 Te8+ 55.Rxd4 Td8+ 56.Rc3 (Yates en a assez.) 1–0


La catalane, ouverture solide et positionnelle, peut mener au mat.

Savielly Tartakover-Otto Zimmermann 

Olympiades, Prague, 1931. Ouverture catalane.

1.d4 Cf6 2.Cf3 b6 3.g3 Fb7 4.Fg2 c5 5.dxc5 bxc5 6.0–0 g6 7.c3 Fg7 8.Db3 Fd5 9.c4 Fc6 10.Cc3 0–0 11.Te1 d6 12.e4 Cfd7 13.Ff4 a5 14.e5 a4 15.Dc2 dxe5 16.Cxe5 Fxg2 17.Rxg2 a3 18.bxa3 Cxe5 19.Fxe5 Fxe5 20.Txe5 Txa3 21.Td5 Dc8 22.Ce4 Cd7 23.Tad1 Cb6 24.Te5 Da8 25.Txe7 Cc8 26.Tc7 Txa2 27.Db1 Cb6 28.Rg1 Cxc4 29.Txc5 Tb2 ? (29…Da4 était meilleur.) 30.Dd3 Cb6 31.Cf6+ ! (soudain, Tartakower s’en prend au roi adverse.) 31…Rh8 (31…Rg7 32.Dd4+-) 32.Th5 ! Rg7 (32…gxh5 ? ? 33.Dxh7#) 33.Txh7+ (Zimmermann abandonne avant le mat forcé  : 33…Rxf6 34.Dd6+ Rf5 ((34…Rg5 35.Df4#)) 35.Df4+ Re6 36.Td6+ Re7 37.De5#) 1–0

Étude de A. Vereschagin, 1926.

Les blancs jouent et annulent.

La solution.