Entretien -  Avec « Système d’exploitation », le tout-numérique interrogé par le théâtre

Proposée actuellement à La Folie Théâtre, Système d’exploitation est une tragicomédie sur la surabondance des écrans, en brossant le portrait d’une société dystopique, bien peu éloignée de la nôtre. Entretien avec Luc Mouret, metteur en scène.

Édition 027 de mi-mars 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Dédale, Cassandre, Midas… Système d’exploitation emprunte à la mythologie grecque les noms de ses personnages. © Laura Glacer

– Options  : «  Système d’exploitation  » est votre première pièce comme auteur. Pourquoi avez-vous choisi le thème de l’omniprésence des écrans  ?

– Luc Mouret  : Parce que le monde du travail reste sous-représenté au théâtre. Mes expériences professionnelles précédentes m’ont appris que le burn-out est moins dû à l’accumulation de tâches qu’à l’empêchement de bien faire son travail. La multiplicité des process à respecter, des indicateurs à suivre conduit à l’éclatement des collectifs de travail. Si l’on ajoute à ça la sédentarisation accrue par l’usage constant des mails, l’atomisation des collectifs est consommée. Toutes ces «  manières de travailler  » éclatent les relations humaines du fait de la technologie numérique et des organisations de travail qu’elles façonnent.

Cette réalité est représentée, dans la pièce, à travers le fonctionnement d’une entreprise toute-puissante  : la Caisse d’allocations nationale, qui a fusionné et privatisé toute la Sécurité sociale et Pôle emploi. La rentabilité demandée à cette structure privée qui gère des missions de service public a pour corollaire le flicage permanent et la vérification jusqu’à l’absurde. Tous ceux qui sortent des cases ne sont plus traités par le système, comme c’est en partie le cas aujourd’hui. Cela produit aussi un mal-être, voire un épuisement professionnel pour ceux qui y travaillent.

C’est la crise du Covid-19 et les confinements qui ont fait naître l’idée d’écrire sur l’omniprésence des écrans et son impact sur la santé mentale, avec l’absence de liens sociaux. J’ai commencé à travailler sur la pièce en 2021, comme une dystopie qui arrive déjà. Elle s’ouvre sur des incendies monstres, un sujet qui a fait l’actualité au cours des derniers mois et, depuis, d’autres thèmes, à l’image de l’intelligence artificielle, sont devenus réalité.

– Quels sont vos partis-pris narratifs  ?

– Système d’exploitation met en scène des personnages au bord de la rupture, dont les noms proviennent de la mythologie grecque. C’est une volonté de créer de la distanciation par rapport au personnage, et de souligner qu’on évoque un système. Cette distance peut aider à comprendre le récit, même s’il y a toujours une ligne de crête entre identification et distanciation, à laquelle il faut veiller.

Cassandre, qui alerte sur les désastres écologiques  ; Hermès, serviteur qui s’ignore  ; Dédale, cadre en burn-out dans un système froid où les gens se perdent… Parler du système à travers ces personnages, évoquer Midas, le riche patron de la tech, financiarisée, et totalement numérisée devenue une remplaçante du service public, c’est parler de la société dans laquelle nous sommes et des rôles qu’on souhaite nous voir jouer.

Dénoncer l’ubérisation, la méritocratie, en pointillé ou plus explicitement, sert aussi à pointer ce vers quoi cela peut mener. En générant des frustrations, en désignant des personnes pour ce qu’elles coûtent, ou pour ce qu’elles ne rapportent pas à la société, on peut arriver au fascisme. Les logiques du bouc-émissaire existent toujours, pour qui pense réussir par lui-même – puisque le système le fait croire – sans y parvenir. Ce sont ces différents enjeux, aussi, que la pièce entend rendre accessibles.

– Les outils numériques sont-ils donc un problème en tant que tels ?

– Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu exprimer. Aujourd’hui, ce que l’on voit est une dystopie parce que ces outils sont au service d’un projet capitaliste. Si l’on prend l’exemple des réseaux sociaux, initialement, le but de rapprocher les gens et de partager des expériences est une idée formidable. Mais le système économique dans lequel nous nous trouvons, le modèle économique de ces outils et l’utilisation de nos biais cognitifs produisent ce que la pièce dénonce.

Il n’est pas nécessaire d’être technophobe pour reconnaître les dangers que l’IA, par exemple, peut représenter. Évidemment elle permettra des gains de productivité colossaux, bien sûr que les avancées potentielles dans différents domaines sont intéressantes, mais à quel prix ? Et comment seront répartis les gains attendus ? Sans compter les questions de sécurisation du flux massif de données, de remise en cause de certains emplois ou employés avec des outils comme ChatGpt. Il faut que nous nous réappropriions collectivement les technologies pour reprendre la main sur ces outils numériques  : l’aliénation produite n’est pas la seule voie possible.

– Le théâtre doit-il être un vecteur de messages ?

– Oui, car si rien n’est nouveau ni révolutionnaire dans les réflexions que soulève la pièce, l’enjeu est d’amener du «  sensible  ». C’est le rôle du théâtre, de l’art, que de rendre du théorique et du non-palpable sensibles, afin de permettre au plus grand nombre d’accéder à ce contenu. Le philosophe Bernard Stiegler, m’a beaucoup inspiré, sur l’impact des écrans, la crise écologique, la lutte contre l’ubérisation… La technique façonne le monde et notre relation avec lui. Notre être aussi. Ce sont des sujets graves et importants dont nous devons tous nous préoccuper.

Brecht aussi est une inspiration. Même sans être nécessairement aussi militant qu’il l’était, il faut rendre les processus systémiques accessibles. Cela n’empêche pas d’utiliser les sous-textes, de ne pas être forcément explicite. Parfois, cela dessert aussi d’être trop clair.

Une autre inspiration, c’est le « théâtre forum ». Dans le «  théâtre de l’opprimé  » du Brésilien Augusto Boal, c’est même le public qui devient acteur de la scène. Le souhait, par cette pièce et cette démarche, n’est pas de proposer une solution aux enjeux évoqués, mais d’offrir une mise en scène pour que le public trouve la solution.


Ancien adhérent de l’Ugict-Cgt, Luc Mouret a monté une section Cgt au sein d’une entreprise de conseil pour les Cse. Et 2016, il s’est lancé dans le théâtre à temps plein, avec trois casquettes  : formateur, comédien d’improvisation théâtrale et metteur en scène.

  • Luc Mouret, Système d’exploitation, jusqu’au 15 avril, les jeudis, vendredis et samedis à 21h30, à La Folie Théâtre, 6 rue de la Folie-Méricourt, Paris 11e.
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