Algorithmes et big data ont prospéré avec le confinement. Et la vente de logiciels de surveillance des salariés connaît un véritable boom. Tout sauf un épiphénomène.
Le rêve d’un télétravail émancipateur n’aura duré qu’un temps. Inquiètes de perdre la main tant sur les temps de travail que sur la productivité de leurs salariés contraints d’exercer leur métier à leur domicile, les employeurs se sont rués ces derniers mois sur les logiciels de contrôle pour doter leurs managers des outils qu’ils leur pensaient indispensables. Selon une étude réalisée par le site indépendant Top10Vpn, spécialisé dans l’analyse des réseaux privés virtuels dont usent les entreprises, l’achat de logiciels de surveillance a crû de 87 % en avril 2020 par rapport à la demande moyenne mensuelle avant l’apparition du coronavirus ; de 71 % en mai par rapport aux niveaux prépandémiques ; et encore de 51 % de juin à septembre.
Logiciels de décompte du temps, de captures d’écran aléatoires, d’enregistrement des frappes sur le clavier ou encore de contrôle des webcams des salariés, leurs ventes ont explosé : + 202 % pour le seul logiciel Time Doctor en avril. Time Doctor, qui se présente comme le meilleur logiciel sur le marché, promet de « suivre en direct des tâches sur lesquelles travaillent les équipes », en plus de fournir en temps réel des indications sur les sites visités et les heures de connexion et de déconnexion des personnels confinés. Et ce n’est là qu’un exemple : les logiciels Hubstaff, SpyEra, ActivTrack ou WorkTime ont tous connu, ces derniers mois, une croissance à deux chiffres…
Les vieux démons
Jamais les salariés n’ont été aussi surveillés, épiés et contrôlés. Une situation inquiétante au point que deux semaines après avoir organisé, le 9 novembre, un colloque sur le sujet, la Cnil a jugé nécessaire de produire une note pour rappeler, premièrement, qu’un employeur ne peut demander à un salarié de rester connecté en permanence en visioconférence ou en partage d’écran pour s’assurer de sa présence à son poste de travail ; deuxièmement, qu’il ne peut imposer aux salariés l’activation de leur caméra lorsqu’ils participent à des réunions à distance.
Longtemps, les algorithmes ont été mobilisés par les services de ressources humaines, essentiellement pour évaluer les performances potentielles ou supposées des candidats dans les processus de recrutement à travers l’analyse de leurs expressions faciales et de leur voix, pour en déduire de prétendues compétences. Leur usage s’est élargi.
Désormais, c’est pour surveiller instantanément la performance des salariés, en dehors de toute considération collective, qu’ils se répandent, parfois même sans se présenter expressément. Interviewé fin octobre sur Arte dans l’émission Vox pop, consacrée au travail de demain, Reiner Rehak, chercheur allemand en informatique, indiquait les usages cachés d’Office 365, la dernière version de la suite de Microsoft : l’outil offre aux entreprises la possibilité de contrôler sans crier gare « qui travaille avec qui, sur quel sujet et avec quelle performance individuelle ».
Méfiance sans bornes pour les personnels
Le 9 novembre, les chercheurs et spécialistes de l’économie numérique invités à s’exprimer au colloque de la Cnil donneront quelques clés pour comprendre cette espionnite aiguë qui semble désormais gangrener le monde du travail. Bien plus qu’une simple fascination pour une modernité dernier cri, le recours massif aux algorithmes s’explique d’abord et avant tout, diront-ils, par la crainte grandissante des employeurs de se faire dépasser par des salariés indisciplinés, celle de perdre la main sur les processus de production.
La raison aurait voulu que le développement du télétravail permette d’engager une réflexion sur de nouvelles relations de pouvoir entre acteurs économiques et sociaux en entreprise. Cet espoir vacille. Ces dernières semaines, les services de ressources humaines ont surtout renoué avec leurs vieux démons : une méfiance sans bornes pour les personnels, un mépris caractérisé pour ce qui fait le travail – le travail réel et non le travail prescrit, ajouteront plusieurs participants au colloque de la Cnil.
« Le patronat n’a jamais accepté les fondements de la relation salariale qui, par nature, limitent son pouvoir en n’obligeant les salariés qu’à une obligation de moyens et non de résultat », rappelait il y a peu la philosophe Fanny Lederlin. Nous y sommes toujours. Le big data serait-il au travail post-Covid ce que le taylorisme a été à la grande usine au siècle dernier : la parade trouvée par le patronat à l’insubordination des travailleurs ? Aujourd’hui, c’est même la très respectable Cnil qui s’en inquiète. Mais aussi une organisation syndicale internationale comme Uni Global Union Cadres, qui lance une campagne internationale pour aider ses mandants à s’emparer du sujet.
Bon à savoir
Le Code du travail est formel : avant un projet important d’implantations de nouvelles technologies qui impacte les conditions de travail des salariés, l’employeur doit, dans les entreprises de plus de 50 personnes, informer et consulter les élus au Cse (article L. 2312-8). Et, dans les entreprises d’au moins 300 salariés, ceux-ci peuvent faire valoir un droit d’expertise. L’objet de la consultation porte alors sur la nouvelle technologie, son périmètre et sa mise en œuvre, les personnes concernées et ses conséquences en matière d’organisation du travail, de conditions de travail, de formation, de qualification, de production, de productivité et d’emploi (article L. 2315-94)
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