Retour au bureau ? L’intersyndicale d’Ubisoft répond par trois jours de grève

Face à une direction qui souhaite limiter le télétravail à deux jours hebdomadaires, l’intersyndicale de l’entreprise de jeux vidéo a appelé les salariés à cesser le travail du 15 au 17 octobre.

Édition 058 de mi-octobre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

« Des salariés qui ont déménagé ne pourront pas venir au bureau trois jours par semaine. Si on signait un accord aujourd’hui, cela voudrait dire que des collègues perdent leur emploi. » Un délégué CGT. © Vincent Isore/IP3/MaxPPP

En ce mardi ensoleillé, plusieurs dizaines de grévistes se sont rassemblés à Saint-Mandé, devant le siège d’Ubisoft, éditeur de jeux vidéo comme Assassin’s Creed, Far Cry, The Lapins crétins ou Just Dance. Dans ce quartier cossu, non loin du bois de Vincennes, drapeaux et badges donnent la tonalité intersyndicale. Le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (Stjv), syndicat historique du secteur, la Cgt, le Printemps écologique et la Cfe-Cgc ont appelé à cesser le travail pendant trois jours pour protester contre un projet de modification des règles du télétravail. D’autres rassemblements font écho à celui-ci sur différents sites de l’entreprise en France. 

Parmi les présents, l’incompréhension prévaut. La direction a pris cette décision «  sans aucune justification étayée ni consultation du personnel  », dénonce un délégué Cgt Ubisoft International, qu’on appellera Paul. «  Ici, la Cgt n’existe que depuis un an, explique-t-il. C’est nouveau qu’il y ait des syndicats à Ubisoft.  » Si nouveau que plusieurs salariés ont requis l’anonymat pour témoigner.

Des équipes réparties sur trois continents

Trois jours de présentiel obligatoires, «  ce n’est pas réaliste par rapport à notre secteur d’activité  », abonde Chakib Mataoui, délégué syndical Solidaires-Informatique et programmeur. Et de donner l’exemple du système d’exploitation open source Linux, sur lequel «  des gens ont travaillé sans se connaître, alors que le mot “télétravail” n’existait pas encore  ».

Ubisoft a par ailleurs développé une stratégie de coproduction qui consiste à faire travailler plusieurs studios, parfois situés dans le monde entier, sur un même jeu. «  À partir du moment où on a cette stratégie, on ne peut pas imposer des réunions en présentiel avec des gens qui vivent à Kiev, à Newcastle, à Milan  », poursuit Jocelyn Tridemy, délégué Cfe-Cgc.

Un manager présent témoigne du fait que ses équipes vivent dans trois pays différents. Pour un autre, le collectif de travail est réparti sur plusieurs continents. Même lorsque ces deux managers viennent travailler au bureau, les réunions en ligne occupent une part importante de leur journée. Si les salariés d’Ubisoft revenaient au bureau trois jours par semaine, toutes les personnes travaillant sur un même projet ne pourraient de toute façon pas se côtoyer physiquement.

Chakib Mataoui voit par ailleurs un intérêt syndical au travail hybride. Il a trouvé un équilibre satisfaisant en s’organisant par demi-journées  : «  En tant que délégué syndical, le travail hybride m’a aidé à mieux gérer mon agenda. Quand je suis dans l’entreprise, des salariés viennent souvent me parler de leurs conditions de travail. Quand je suis chez moi, je peux être pleinement concentré sur le travail.  »

Une demande de négociation sans réponse

En début de mandat, les élus ont demandé l’ouverture d’une négociation en vue d’un accord qui sécuriserait l’encadrement du distanciel. Pour l’instant, celui-ci est régi par une charte entrée en vigueur le 1er janvier 2022, et qu’un gréviste résume de la sorte  : si un salarié demande jusqu’à 60  % de télétravail par semaine, soit trois jours, sa demande est «  acceptée sans trop de validation  »  ; si la demande est supérieure à 60 % de télétravail, plusieurs niveaux hiérarchiques examinent la situation au cas par cas. Suivant les entités, la répartition des jours de télétravail est hebdomadaire ou mensuelle. Certains postes qui impliquent l’utilisation d’un matériel spécifique ou une présence physique ne sont pas éligibles.

Moins de télétravail, plus de créativité  ?

C’est par un mail reçu mi-septembre que les salariés du siège ont appris la volonté de la direction de l’entreprise de «  faire évoluer  » le «  modèle de travail hybride vers trois jours par semaine au bureau.  » Dans ce courriel, la direction vante les «  avantages  » du télétravail – dont la «  flexibilité  » et un «  meilleur équilibre vie professionnelle et vie privée  ». Elle précise en préambule ne pas avoir l’intention de revenir «  à un modèle basé sur 100  % de présence au bureau  ».

Pour autant, poursuit-elle, «  nous sommes une entreprise créative et la créativité est stimulée par les interactions interpersonnelles, les conversations informelles et le brainstorming autour d’une même table  ». La direction évoque enfin d’autres qualités du travail au bureau  : les problèmes se résolvent plus facilement quand les salariés se côtoient, les décisions se prennent plus vite, on apprend mieux les uns des autres, la confiance est plus forte, le sentiment d’appartenance aussi.

Une menace sur l’emploi  ?

Il existe des difficultés inhérentes au télétravail. Dans de nombreuses entreprises, les élus du
personnel déplorent par exemple de ne plus avoir de contacts avec certains de leurs
collègues. Paul, de la Cgt, ne nie pas ces aspérités : «  Sur le fond, le télétravail reste une version dégradée du travail et complexifie le collectif. Par ailleurs, si on va au bout de la logique du télétravail, pourquoi pas délocaliser  ? La Chine et l’Inde regorgent d’ingénieurs.  » Pour autant, poursuit-il, «  on parle ici de salariés qui se sont adaptés à cette organisation de travail  ». Ils et elles ont organisé leur vie en fonction de ce paramètre. Certains ont déménagé dans une région où l’immobilier est plus accessible, trouvé un cadre de vie plus vert. Ceux-là «  ne pourront pas venir au bureau trois jours par semaine. Si on signait un accord aujourd’hui, cela voudrait dire que des collègues perdent leur emploi  », s’inquiète le délégué syndical. 

Jocelyn Tridemy, de la Cfe-Cgc, va dans le même sens  : «  Des gens particulièrement importants ont déménagé. Leurs managers s’inquiètent de les perdre car ils sont difficilement remplaçables.  » Cette réorganisation, questionnent les représentants de l’intersyndicale, aurait-elle pour but de pousser des salariés vers la sortie  ?

Une grève en forme d’avertissement

En février 2024, une première grève avait sanctionné l’intransigeance de la direction dans les négociations annuelles obligatoires (Nao). Peu de temps après, la «  négociation sur l’intéressement a été désastreuse, relate l’Instagram de la Cgt-Ubisoft. La direction a catégoriquement refusé d’amender son projet et a finalement interrompu les négociations. Il n’y aura donc plus d’intéressement, indépendamment des résultats du groupe  ». Or le montant de l’intéressement représentait, pour les salariés, un à deux mois de salaire. 

Pour l’un des grévistes présent devant le siège de l’entreprise au premier jour de la grève, la direction «  donne l’impression de ne plus avoir de considération pour le travail ni le bien-être des gens  ». Ils sont plusieurs à déplorer une perte d’autonomie dans le travail. «  On a le sentiment de devoir démontrer en permanence au siège que le projet va dans le bon sens, pointe Pierre-Étienne Marx, du Stjv. On ne nous prend pas pour des adultes mais pour des petits enfants.  »

Lucie Tourette