Échecs – Le seul coup à ne pas jouer

« Faire une Ivkov » – du nom d’un grand maître yougoslave – était devenue une formule populaire dans le Belgrade des années 1970, pour évoquer une gaffe aussi monumentale qu’incompréhensible. D’autres gaffeurs durent leur défaite à une coupable désinvolture.

Édition 054 de mi-juillet 2024 [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

Comme l’écrivit le dramaturge Antonin Artaud, «  sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible  ». Dans bien des films et séries télévisuelles, les événements s’enchaînent à un rythme effréné. On a à peine le temps de se remettre de ses émotions, de respirer, que l’action repart à cent à l’heure. C’est à croire que les scénaristes ont peur que le spectateur ne s’ennuie. Pourtant, la vie offre parfois des coups de théâtre qui égalent, voire surpassent les scénarios de fiction. L’univers des échecs n’échappe pas à cette règle. 

Une cigarette et un café à un prix exorbitant

Nous sommes en 2004, au World Open d’échecs de Philadelphie. Alex Tadevosyan joue dans la section des moins de 1 600 points Elo. Son adversaire peut le mater en un coup. Au lieu de le faire, il effectue un autre coup et annonce un mat imparable en deux coups  ! Devant son adversaire interdit, il se lève et quitte la table de jeu. Persuadé que Tadevosyan va abandonner, il va fumer une cigarette et s’offrir un café. Pendant ce temps, Alex Tadevosyan réalise qu’effectivement, le mat est imparable. Mais voilà, son adversaire n’est toujours pas revenu devant l’échiquier. Afin de retarder l’inéluctable, il effectue alors son unique coup de défense. Et l’incroyable se produit  : son adversaire ne revient toujours pas. Au bout d’un moment, le drapeau de sa pendule chute et il perd ainsi au temps. L’arbitre explique alors au malheureux qui se plaint qu’il fallait non pas annoncer un mat, mais le jouer physiquement sur l’échiquier  !

Le pire coup de la position

Le magnifique et prestigieux Mémorial Capablanca, disputé à la Havane en 1965, est dominé de la tête et des épaules par le grand maître yougoslave Borislav Ivkov. Malgré la présence de «  superstars  » comme les Soviétiques Vassily Smyslov, Efim Geller et Ratmir Kholmov ou le jeune Américain Bobby Fischer, rien ne semble pouvoir arrêter la marche victorieuse de Borislav Ivkov. À deux rondes de la fin, il doit jouer le Cubain Gilberto García avec les noirs et l’Autrichien Karl Robatsch avec les blancs. 

García est de loin le joueur le plus faible du tournoi, il terminera d’ailleurs à la dernière place avec 4 points en 21 rondes. En réalisant deux matchs nuls sur les deux dernières rondes, Ivkov s’assure la première place seul. Tandis qu’un seul match nul lui garantit la première place, seul ou ex æquo. Néanmoins, avec raison, il joua pour le gain dans l’avant-dernière ronde face au Cubain. Après une trentaine de coups, l’affaire était entendue. La position du grand maître yougoslave était complètement gagnante. Soudain, au 36e coup, il commet une épouvantable bourde, jouant le pire coup de la position. Sa gaffe sera hypermédiatisée dans la presse yougoslave. «  Faire une Ivkov  » entre dans le vocabulaire des années 1970. 

Effondré, il perdra également la dernière ronde contre Robatsch. Il devra se contenter de partager la 2e à 4e place, derrière l’ex-champion du monde Vassily Smyslov. C’est désespérant, après être passé si près d’un exploit époustouflant. Jamais plus il ne parviendra à égaler sa performance de 1965 à La Havane.


L’une des parties les plus dramatiques de l’histoire du jeu

Gilberto García-Borislav Ivkov

Tournoi Mémorial Capablanca, La Havane (20e ronde), 1965. Défense Tarrasch.

1.d4 Cf6 2.c4 e6 3.Cf3 d5 4.e3 c5 (le système de défense contre 1.d4 imaginé par le champion allemand Sieberg Tarrasch) 5.dxc5 Fxc5 6.b3 0–0 7.Dc2 Cc6 8.a3 Fb6 9.Fb2 Te8 10.Cc3 d4 ! ? 11.Td1 e5 12.e4 ? ! (12.Fe2 suivi de O-O était plus logique, le coup joué offre un beau pion passé central aux noirs.) 12…Cg4 13.Ca4 Fa5+ ! 14.b4 Cxb4 ! (l’idée du 13e coup noir) 15.axb4 Fxb4+ 16.Td2 (16.Re2 ? est beaucoup trop dangereux : 16…b5 ! 17.cxb5 Fd7 18.Dd3 Tb8–+) 16…Fd7 17.Fc1 b5 18.Cb2 Tc8 19.Fe2 Fe6 20.0–0 bxc4 (les trois pions compensent largement la pièce sacrifiée.) 21.Cxc4 Dc7 22.Da4 Fxd2 23.Fxd2 Fxc4 24.Tc1 Dc6 25.Txc4 Dxe4 26.Txc8 Txc8 27.Dd7 Tf8 28.Ff1 Cf6 29.Dc7 Cd5 30.Dd7 (30.Dxe5 Dxe5 31.Cxe5 Tb8 donnait de meilleures chances aux noirs.) 30…Cf4 31.h3 Db1 32.Fe1 ? ? (32.Fxf4 ! exf4 33.Dxa7 s’imposait. Le coup du texte est une grave faute.) 32…e4  ! 33.Df5 (c’était certainement l’idée de García, mais c’est insuffisant.) 33…Ce6 34.Fd2 g6 (décloue le pion e4 qui pourra prendre le cavalier en f3.) 35.Df6 exf3 36.g4 (étonnamment, dans cette position, n’importe quel coup légal autre que celui choisit par Ivkov aurait fini par gagner la partie.)

(voir diagramme) 

36…d3 ? ? (l’une des plus belles bourdes du XXe siècle à ce niveau. Le meilleur coup était  : 36…Dd1 ! 37.Fh6 Tb8 menace 38…Dxf1+ suivi de 39…Tb1+ et mat, mais aussi 38…Tb1–+) 37.Fc3 (totalement effondré, Ivkov abandonne, il ne peut que retarder le mat en h8.) 1–0


Le problème du mois

Étude de E. Holm, 1917. 

Les blancs jouent et annulent.

La solution.