De 2006 à 2009, le projet Next (désendettement de l’entreprise) et le plan Act (départ de 22 000 salariés et mobilité forcée de 10 000 autres) ont engendré une souffrance immense chez l’opérateur, rebaptisé Orange en 2013. Plusieurs cadres de direction comparaissent en justice.
C’est un procès hors norme qui s’ouvrira le 6 mai au tribunal de grande instance de Paris. Hors norme tant par l’ampleur du délit que par la personnalité des prévenus. Didier Lombard, directeur exécutif de France Télécom jusqu’en 2011, Olivier Barberot, ancien directeur général adjoint et quatre autres cadres auront à répondre de harcèlement moral et de complicité de harcèlement pour le suicide de plus de 60 salariés entre les années 2006 et 2009. Des décès imputables à deux projets de l’entreprise.
Le premier, Next, visait à réduire le niveau d’endettement record de l’entreprise : « 50 milliards d’euros sur 69 milliards de chiffre d’affaires, un rapport comme aucune entreprise privée n’aurait pu le supporter », rapporte Jean-Luc Molins, aujourd’hui secrétaire national de l’Ugict, à cette époque délégué syndical national Cgt.
Le second, le plan Act, volet « social » de Next, visait rien de moins que le départ, sans accompagnement aucun, de 22 000 salariés et la mobilité obligée de 10 000 autres.
« Le symbole d’un naufrage »
Prévues pour durer deux mois, les audiences verront défiler à la barre une quarantaine de salariés et leur famille et, avec eux, des représentants de toutes les organisations syndicales de l’entreprise, devenue Orange en 2013. Deux associations aussi seront sur le banc des parties civiles : l’Association des accidentés du travail et celle d’Aide aux victimes et aux organismes confrontés aux suicides et dépressions professionnelles (Asdpro). Quelle que soit la conclusion qui lui sera donnée, une chose est déjà certaine : ce procès sera un événement. Une affaire comme la chronique judiciaire en a rarement connu. Jamais le président d’un groupe du Cac 40 n’a eu à répondre de sa politique de gestion des ressources humaines devant un tribunal.
Jamais non plus un procès n’a pu se prévaloir à ce point d’être à la fois « le symbole du naufrage de l’espoir déçu d’une entreprise respectueuse de l’être humain » et, considère Rachel Saada, avocate, spécialiste en droit du travail et de la protection sociale, « la triste illustration du tournant engagé dans les années 2000, au cours desquelles des fleurons de l’industrie française, laboratoire social et à la pointe du progrès technologique, ont sauté à pieds joints dans le monde de la finance, tournant le dos à la culture du service public qui était la leur… Souvenons-nous des suicides survenus au même moment au Technocentre Renault de Guyancourt. »
« Surdité volontaire de la direction »
« Cette affaire doit servir d’exemple », défendront ensemble la Cfe-Cgc, la Cfdt, la Cgt, Fo, la Cftc et Sud-Ptt, organisation à l’origine de la plainte qui, à l’instigation de l’Inspection du travail, a mené au procès. « Elle le doit pour rendre justice aux salariés disparus et rappeler les conséquences meurtrières de la surdité volontaire d’une direction maintes fois mise en garde sur les conséquences désastreuses de son management. Elle le doit aussi pour spécifier l’importance du combat collectif pour la défense de la santé au travail. Rappeler aux salariés le rôle que les organisations syndicales ont joué à cette époque et libérer la parole », espèrent Thierry Franchi, délégué central adjoint Cgt d’Orange, et Ernest Guevara, membre du comité national hygiène, sécurité et conditions de Travail (Cnhsct) d’Orange. Parce que trop jeunes ou trop récemment embauchés, beaucoup n’ont pas la mémoire du passé. « Ils ne savent rien du combat que nous avons alors mené. Il faut qu’ils le sachent. Il montre l’importance de reprendre en main la question du travail pour mieux le préserver », ajoutent les deux militants.
Bien sûr, travailler aujourd’hui dans cette entreprise n’est plus la même chose qu’il y a quinze ans. Jean-Luc Molins se souvient encore de la bataille qu’il a dû mener à la fin des années 1990 pour faire accepter, par la direction, la création d’une commission stress au sein du Cnhsct. « C’était en 1999, soit deux ans tout juste après l’ouverture du capital de l’entreprise. Il nous a fallu des mois pour simplement obtenir de la direction qu’elle dédie une commission au mal qui progressait car, pour le reste, elle s’est toujours opposée à ce que cette structure prenne quelque initiative que ce soit », explique-il. On connaît la suite…
De nouveau, des signaux d’alerte
Contrainte d’agir en 2010, la direction accepte de créer des postes de responsables de ressources humaines de proximité. Des accords mettent fin aux mobilités forcées et obligent la direction à examiner tout contre-projet syndical en cas de restructuration, organisant le télétravail et l’équilibre vie privée-vie professionnelle. Puis des enquêtes triennales sur les conditions de travail sont mises en place. Mais chassez le naturel, il revient au galop. Le respect des conditions de travail résiste mal à cette obsession de satisfaire encore et toujours les marchés financiers. « Et ce n’est pas l’installation de quelques baby-foots dans les open spaces de l’entreprise qui y changera quelque chose », déplore Ernest Guevara. Dès 2014, témoigne-t-il, le décompte macabre a recommencé chez l’opérateur télécom : deux suicides ont été recensés. L’an dernier, des médecins, infirmiers et assistants sociaux de l’entreprise ont tiré la sonnette d’alarme, dénonçant des politiques de prévention de plus en plus indigentes.
Orange est un groupe comme les autres. La sous-traitance ne suffit pas à améliorer les conditions de travail en interne. Bien au contraire. Ici aussi, la charge mentale et les risques psychosociaux qu’engendrent des organisations de plus en plus déstabilisantes et survalorisant constamment l’instabilité n’en finissent pas de faire des dégâts. Selon une étude du ministère du Travail parue en décembre 2017, le devoir fait aux ingénieurs et cadres de suivre le rythme imposé par les outils informatisés a progressé : il concernait 23,5 % d’entre eux en 2005 ; 32,6 % en 2016. L’obligation récurrente d’abandonner une tâche pour une autre plus urgente est passée de 66,5 % à 75,5 % sur la même période. Et la réalité est celle-là : dix-sept années après la reconnaissance par le législateur des risques psychosociaux, une décennie après l’éclatement du scandale France Télécom, un quart des cadres déplorent encore de devoir cacher leurs émotions au travail plutôt que de les exprimer pour améliorer les choses.
Sur fond de suppression des Chsct
Le verdict que rendront les juges au Tgi de Paris mi-juillet sera regardé de près. La suppression annoncée des Chsct est de mauvais augure, même si, ces dernières années, le syndicalisme a développé des pratiques nouvelles qui lui ont permis de mieux défendre les conditions de travail en entreprise. On peut citer la recherche-action menée par la Cgt-Renault sur les risques psychosociaux dans l’industrie automobile, ou la formation-action développée à la Ville de Lyon. Cette démarche originale engage les salariés autant que le syndicalisme à questionner la finalité du travail et le sens que chacun lui donne, en s’émancipant du discours des directions, comme le rapporte Tony Fraquelli, conseiller confédéral en charge de l’activité travail-santé.
Certes, la justice n’est pas le seul recours des salariés pour défendre leur droit à la santé au travail, mais c’en est un précieux. Ces dernières années, des victoires judiciaires ont été obtenues. Grâce à l’arrêt Snecma obtenu en 2008, la capacité des magistrats à remettre en cause la décision d’un employeur jugée mauvaise en matière d’hygiène et de sécurité a été reconnue. En 2012, le Tgi de Lyon a interdit à la Caisse d’épargne Rhône-Alpes une organisation du travail fondée sur le benchmarking. Et il y a deux ans, la cour d’appel de Paris a condamné un employeur à une peine de prison avec sursis pour homicide involontaire, suite au suicide d’un ingénieur. Même si ces derniers temps, déplore Rachel Saada, les juges sont moins audacieux, « le combat contre les barèmes imposés aux conseils de prud’hommes en réparation des licenciements abusifs démontre qu’il est possible de défendre les droits existants, voire d’en gagner de nouveaux ». Le Tgi de Paris fournira-t-il aux salariés, et avec eux aux organisations syndicales, un outil supplémentaire pour défendre le travail ? Affaire à suivre.
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