Enseignants : souffrance du travail empêché

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Rassemblement hommage à Nevers le 3 octobre 2019 après le suicide de Christine Renon, directrice de maternelle de Pantin. Photo : Le Journal du centre/Photopqr/Maxppp
Le suicide de la directrice de maternelle Christine Renon, à Pantin (93), a mis en lumière la détresse des enseignants qui ont choisi ce métier parce qu’il avait du sens et des valeurs, et sont confrontés à un système en panne. De plus en plus souvent, ils se sentent impuissants, « empêchés de faire leur travail ».

« Monsieur l’inspecteur, Mesdames et Messieurs les directeurs, aujourd’hui, samedi, je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaines de rentrée. » Christine Renon s’adresse à son supérieur hiérarchique et à ses pairs, le 21 septembre 2019, sur papier à en-tête de l’Éducation nationale, portant mention de ses responsabilités : « directrice de l’école maternelle Méhul de Pantin (Seine-Saint-Denis) ». À 58 ans, elle se suicide dans le hall de son école, où elle sera retrouvée le lundi.

Dans sa lettre, largement diffusée selon son souhait, elle détaille la liste des urgences insurmontables qu’elle a essayé de gérer au jour le jour avec, trop souvent, un insupportable sentiment d’échec. « J’ai toujours fait pour le mieux [mais] tout se passe dans la violence de l’immédiateté […] à la fin de la journée, on ne sait plus ce que l’on a fait. » Elle insiste sur son sentiment de solitude face à l’accumulation de tâches impossibles à réaliser, s’excuse auprès de ses collègues, des enfants, des familles, de ne plus trouver d’autre issue que de disparaître, et demande à l’institution, à défaut de l’avoir soutenue, de ne pas salir son nom.

L’exercice du métier rendu impossible… par l’institution

Trois jours après, le ministre de l’Éducation nationale tweete ( !) à retardement, sans prononcer le nom de Christine ni le mot tabou de suicide : « Mes pensées de solidarité et de profonde tristesse pour la directrice de l’école de Pantin et pour la communauté éducative de toute la ville. » La compassion administrative se conclura début janvier par « l’imputabilité au service » du suicide de Christine, autrement dit la reconnaissance du fait que le drame est dû à sa situation professionnelle.

Les enseignants sont lucides. Ils ont choisi ce métier parce qu’il avait du sens et des valeurs, et ils sont désormais confrontés à un système en panne. De plus en plus souvent, ils se sentent impuissants, « empêchés de faire leur travail »

Commentaire du ministre Jean-Michel Blanquer : « Cette décision a été prise pour assurer la protection aux ayants droit. » Une faveur, en somme. En revanche, pas de quartier pour personnels de l’Éducation nationale, très nombreux à avoir été bouleversés par le geste désespéré de Christine Renon, qui ont participé à la journée d’hommage du 3 octobre, jour de son inhumation, par des rassemblements ou des prises de parole. La plupart d’entre eux ont constaté que cette journée leur était décomptée comme jour de grève et avait fait l’objet d’une retenue sur salaire !

« Les suicides, les burn-out, les dépressions, les démissions, on sait que cela arrive de plus en plus dans notre métier. Mais le suicide de Christine Renon nous a d’autant plus choqués que le jour où nous l’avons appris, le ministère nous a suggéré d’observer une minute de silence dans nos classes en mémoire de Jacques Chirac » : Alexandre, 28 ans, enseigne les lettres au collège Bartholdi, à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), dans la même académie que Christine Renon (Créteil), réputée la plus socialement déshéritée et la plus difficile du point de vue de l’exercice du métier d’enseignant. Les jeunes enseignants y sont souvent nommés contre leur gré. C’est pourtant un choix de sa part, « pour essayer de faire quelque chose de valorisant pour ces jeunes ». Alexandre regrette de ne passer que vingt heures devant ses élèves, il estime que c’est le cœur de son engagement, alors qu’il en passe en tout au moins quarante-cinq dans son établissement, et une dizaine de plus chez lui à préparer ses cours et ses projets.

Quand on l’interroge sur ses débuts dans le métier et ses éventuelles difficultés avec les élèves, contre toute attente, il évoque d’abord la violence de l’institution de tutelle, à l’égard du corps enseignant comme des élèves. « Je travaille dans un collège classé Rep, alors que celui d’à côté, où les conditions de travail sont équivalentes, est classé Rep+, les enseignants y touchant ainsi jusqu’à 350 euros mensuels de primes de plus que nous. C’est juste que les quotas de Rep+ ont été limités, faute de moyens ! Nous avons beau cumuler les labels – Zone urbaine sensible, Politique de la ville, ce ne sont pas les 140 euros de prime mensuelle qui nous font rester en Rep. Si on rapporte notre salaire aux heures d’investissement réel, on est sous le Smic horaire. »

Cette année comme l’an dernier, la moitié des 50 enseignants du collège a quitté l’établissement, un nouveau turn-over amenant la moyenne d’âge à 27 ans : « Nous tenons le coup parce qu’il y a beaucoup d’entraide et de travail collectif. Malgré des moments de découragement, nous croyons à ce que nous faisons. Mais si on n’est pas solide psychologiquement, physiquement, et qu’on se fait des illusions sur le soutien institutionnel, on peut très vite être en danger. »

Un métier très exposé aux risques psychosociaux

La condition enseignante et ses risques ont fait l’objet de nombreuses enquêtes ces dernières années, ils sont documentés et identifiés, y compris par le ministère de l’Éducation nationale. Le métier est un des plus exposés aux risques psychosociaux : « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ».

L’exposition au bruit, la nécessité de toujours parler et bouger dans la classe laissent des traces définitives sur les corps, auxquels s’ajoute la charge mentale d’un travail complexe, intensifié par une multiplication des tâches exigées par un métier qui a fait l’objet de multiples réformes ces dernières années. De plus, les enseignants sont soumis à un management de plus en plus dur. Alors qu’ils sont peu écoutés sur ce qui pourrait améliorer leurs conditions de travail, ils sont désormais sommés de rendre des comptes sur tout ce qu’ils font, rarement soutenus quand ils rencontrent des problèmes – il y a par exemple moins d’un médecin du travail par département – voire considérés comme responsables de leur situation.

Grève de l’éducation le 4 avril 2019 à Paris.
Photo : Vincent Isore/IP3/Maxppp

On ne fait pas toujours le même métier dans tous les établissements, et l’éducation n’a jamais été qu’une question de transmission de savoirs. Mais c’est toujours un travail qui, plus que d’autres, engage toute la personne, face à des enfants ou à des jeunes parfois fragiles, qui impose une remise en cause permanente de ses pratiques, de ses comportements. C’est aussi un métier où on constate rarement dans l’instant ce qu’on a pu apporter aux élèves : « On a des ambitions pour nos élèves, et souvent un sentiment d’échec, même si la moindre petite victoire nous redonne de l’énergie », ajoute Alexandre.

« Là où j’exerce, être enseignant c’est être un militant de l’éducation populaire, c’est croire que même des élèves décrocheurs, en grande difficulté, confrontés à la violence sociale, aux discriminations, ont eux aussi droit à l’éducation, confirme Charlotte Vanbesien, professeure de lettres et histoire-géographie au lycée professionnel Bartholdi de Saint-Denis. Il y a de quoi être en colère quand on constate que les moyens nous sont constamment réduits. C’est encore le cas avec la réforme de l’enseignement professionnel, qui sur trois ans, privera les élèves de l’équivalent de deux semestres de cours ! Dans certaines filières, au lieu de quatre heures par semaine, mes élèves n’ont plus qu’une heure tous les quinze jours en histoire-géo et une heure par semaine de français. Dans certaines matières, les élèves sont restés sans enseignants pendant des mois, sans compter que plus de la moitié des enseignants qui sont face à eux dans notre académie sont des contractuels pas ou peu formés. »

La condition enseignante, fragile mais gratifiante

Si on pouvait résumer, les enseignants ne se sentent ni soutenus ni reconnus. Entre le gel des salaires depuis des années, les réductions constantes de moyens et de postes, les sous-entendus du ministre qui voudrait conditionner toute revalorisation à encore plus d’engagement, nourrissant le fantasme que les enseignants sont des privilégiés, la question des retraites est le contentieux de trop. Le manque de solutions pour les enseignants épuisés en fin de carrière était déjà préoccupant, mais le non-dit sur les centaines d’euros en moins que percevraient les enseignants avec la retraite à points a instauré une défiance définitive envers l’administration actuelle.

Les enseignants sont lucides. Ils ont choisi ce métier parce qu’il avait du sens et des valeurs, et ils sont désormais confrontés à un système en panne. De plus en plus souvent, ils se sentent impuissants, « empêchés de faire leur travail » comme le dit Charlotte. Comme s’ils n’étaient plus que des rouages de la machine à trier et à discriminer. Pas étonnant qu’il y ait encore, cette année, 10 % de candidats en moins aux concours d’accès à l’enseignement. Cela n’empêche pas ceux qui y croient d’exprimer leur exaspération, car ils savent à quel point leur rôle peut s’avérer décisif. Ni de se battre pour leur métier et pour leurs élèves. Ils combattent l’isolement en restant solidaires, en s’entraidant. En s’engageant dans le syndicalisme aussi, pour peser face à l’institution, comme le raconte Charlotte, secrétaire du syndicat Cgt-Éduc’action de l’académie, confrontée de plus en plus souvent à des cas de souffrance individuelle ignorés par l’institution. En revendiquant et se mobilisant, pour retrouver la maîtrise de leur travail et des moyens pour le faire mieux. Ils défendent l’idée qu’enseigner est une mission passionnante, difficile mais grisante, qui doit être reconnue à sa juste valeur : être objet de fierté et non de désespoir.

Valérie Géraud

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