Table ronde -  Table ronde – Syndicalisme : de la crise au renouveau ?

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Le travail est sans cesse l’objet de mutations majeures, transformant en profondeur son marché, ses organisations, ses outils, ses territoires et ses dimensions juridiques. Ces bouleversements affectent logiquement le rôle et les capacités des organisations syndicales. Pratiques en cours et issues possibles.

Participants :

  • Catherine Vincent, chercheuse à l’Ires ;
  • Jean-Luc Molins, secrétaire de l’Ugict-Cgt ;
  • Karim Lakjaa, secrétaire de l’Ufict-Cgt du Grand Reims ;
  • Pierre Tartakowsky,  Options.

Options : Le marché du travail est confronté à une précarisation multiforme très agressive. Quels sont les éléments qui vous apparaissent comme majeurs, structurants, dans ces dynamiques de recomposition en cours ?

Karim Lakjaa : Le plus flagrant, en ce qui nous concerne, c’est la recomposition territoriale. En 1998, le territoire rémois était un district employant deux agents. Depuis, il est devenu successivement une communauté de communes, une communauté d’agglomération, une communauté d’agglomération élargie et enfin une communauté urbaine qui a failli se transformer en métropole : six évolutions institutionnelles majeures en vingt ans ! Avec, à la clé, un effectif de 1 500 agents, dont un tiers de cadres, rayonnant sur 1 500 kilomètres carrés. Un tel changement de taille modifie tout : la proximité de service avec l’usager, la façon de conduire le management.

À cela s’ajoute un second aspect, moins flagrant mais bien réel, de nouvelles formes de coopérations interterritoriales et interentreprises-administrations, par exemple entre le Medef, la chambre d’agriculture, des collectivités et l’université, qui échappent à tout contrôle social. Il s’agit de consortiums issus tout droit du Pia 3 (troisième vague du Programme d’investissements d’avenir).

Dernier aspect : la prédominance du travail intellectuel. On assiste à une évolution de la formation initiale, du niveau de compétence dans l’emploi avec pour corollaire une demande de reconnaissance pécuniaire et statutaire. Le Grand Reims aujourd’hui, ce sont 500 cadres A et B qui tous, ont une formation de bac + 3 à bac + 5. Le candidat classique à un poste de cadre A possède un bac + 5 classique et un bac + 5 spécialisé. Le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale a d’ailleurs engagé un travail sur la reconnaissance du doctorat dans la fonction publique territoriale. La présidente de l’Association des villes universitaires de France a demandé à Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, la reconnaissance du doctorat et l’intégration de 1 000 doctorants dans les collectivités, qui ont besoin de travailleurs intellectuels.

Les nouvelles formes productives, les nouvelles organisations du travail, la révolution numérique ne sont plus des nouveautés à proprement parler. Nous avons un site web dédié aux 24 propositions structurantes que nous soumettons au débat en matière organisationnelle et numérique.

Jean-Luc Molins : Les enquêtes d’opinion que nous menons régulièrement dressent un constat qui fait écho à celui de Karim. Les cadres se plaignent d’abord du déséquilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle, largement consécutif à une culture de « restructuration permanente » ; ensuite, de la perte de sens du travail qui est prégnante, avec une série de préoccupations éthiques lourdes ; enfin, du déficit de reconnaissance que traduit le salaire.

On ajoutera un manque global de démocratie. Je rappelle ce qui s’est passé lors de la concertation sur le télétravail.  En juin 2017, les représentants patronaux et syndicaux aboutissent à un texte unanime pour demander une mise à jour de l’accord national interprofessionnel sur le télétravail, obsolète puisque datant de 2005 ! Pour mémoire, la messagerie sur smartphone date de 2007 ! La réponse, ce sont, sans débat, les ordonnances Macron, dont l’une règle la question du télétravail en remettant en cause l’essentiel des droits existants.

Les nouvelles formes productives, les nouvelles organisations du travail, la révolution numérique ne sont plus des nouveautés à proprement parler. Nous avons d’ailleurs un site Web 1 dédié aux 24 propositions structurantes que nous soumettons au débat en matière organisationnelle et numérique.

À l’inverse des pratiques verticales et prescriptives des employeurs, nous inscrivons notre démarche dans une expertise des situations, dans l’écoute des salariés et dans la promotion du travail, de la qualification. Ainsi, c’est en discutant avec les jeunes en recherche d’emploi que l’on a mis à jour la situation des docteurs, amenés à cumuler stages bidons et emplois précaires, et qu’on a fini par obtenir la reconnaissance du doctorat dans les conventions collectives. Que cela se traduise aussi dans la fonction publique est intéressant, sous réserve, évidemment que les emplois correspondent bien à la qualification.

Catherine Vincent : Lorsqu’on parle de mutations du travail, on ne pense pas spontanément à des catégories censées être stables, comme celles de la fonction publique territoriale ou les cadres. On imagine davantage le cycliste de Deliveroo ou le chauffeur d’Uber, les deux pouvant d’ailleurs être très diplômés. Cet arbre-là cache une véritable forêt des travailleurs de plateformes de services aux entreprises, qualifiés et non reconnus dans leur qualification, des indépendants, des free-lance, aux statuts juridiques très variables : rédacteurs, photographes…

Cette réalité, qu’on constate partout en Europe, prolonge les temps partiels et la sous-traitance, qui a énormément déconstruit le modèle d’emploi stable, fragmenté les relations de travail et dégradé la situation des travailleurs concernés. Depuis la crise de 2008, elle s’est doublée des politiques d’austérité gouvernementales. Et partout en Europe, cela se passe en même temps qu’un affaiblissement syndical, qu’il s’agisse du taux de syndicalisation, des capacités de mobilisation ou de la légitimité que leur accordent les gouvernements dans une concertation nationale.

C’est avec ce triple affaiblissement que les organisations syndicales doivent affronter des réformes structurelles du travail, de l’emploi et de la protection sociale. Mais cette situation difficile crée aussi des opportunités à travers la convergence de nouveaux modèles productifs. De fait, on peut retrouver toutes ces formes de déréglementation sur un même lieu de travail – physique ou informatique – ce qui peut créer des possibilités de convergences revendicatives. On l’a vu en Espagne avec les techniciens de maintenance de chez Telefonica. Après une longue histoire de sous-traitance en cascade, on en est arrivé à ce que la maintenance soit assurée par des travailleurs indépendants. Mais tous ces gens interviennent au même endroit… Au printemps 2017, les techniciens de Telefonica et ceux de la sous-traitance ont déclenché une grande grève. Puis les organisations syndicales l’ont soutenue et obtenu une négociation collective qui a débouché sur une régularisation des situations.

La dimension professionnelle demeure fondamentale. En s’organisant dans l’entreprise et en apparaissant lié à l’institution, le syndicalisme a compliqué sa capacité à s’adresser à ceux qui se vivent en dehors ou exclus. Mais cette dimension professionnelle demeure, surtout pour les jeunes, car c’est par là qu’ils vont s’insérer, par là qu’on reconnaîtra leur travail, qu’on lui donnera du sens.

Jean-Luc Molins : Le rapport de l’Oit de 2015 sur les nouvelles formes de travail met en avant un double phénomène. D’une façon générale, sur le plan mondial, les droits des salariés ont plutôt augmenté. En Europe, en revanche, ils ont reculé largement, du fait de ces formes nouvelles. Il y a donc urgence à investir ces nouveaux cadres de travail qui ne sont pas choisis et ne prolifèrent que sur la négation des droits. La plateforme de services à la personne Homejoy, en Californie, qui a ouvert la voie a l’économie de services numérique, ne vivait que sur la surexploitation : pas de protection sociale, pas de droit du travail. Dès que les travailleurs ont obtenu d’être considérés comme des salariés, l’entreprise a fermé car le modèle s’est écroulé.

La proposition de la Cgt d’une sécurité sociale professionnelle fournit un cadre pour penser des droits nouveaux comme, par exemple, concernant les cadres, un droit d’alerte, proposition qui recueille l’approbation de 62 % des cadres. De telles formulations permettent de construire des alternatives au modèle vertical et autoritaire, et sont en phase avec la reconnaissance de la valeur du travail, du professionnalisme.

Karim Lakjaa : Nous croisons quotidiennement des collègues précaires. Les titulaires travaillent avec des contractuels et des « moyens souples », c’est-à-dire un Cdd d’une semaine, d’un mois, un service civique, un stagiaire qui comble un emploi permanent, des fonctionnaires sur des temps non complets. Nous travaillons à côté des agents techniques des écoles maternelles, la plupart du temps une femme, souvent en famille monoparentale, qui ont un contrat de sept heures, dix heures par semaine ! Souvent, en zone rurale, ces femmes vont cumuler plusieurs emplois, chacun avec ses contraintes propres. Dans ce contexte, créer des convergences relève bien de notre rôle et rien n’est négligeable à cette fin. Pour la première fois, lors des élections professionnelles de décembre, les contractuels vont pouvoir élire leurs représentants aux commissions consultatives paritaires.

L’enjeu est d’importance : les commissions consultatives paritaires du Grand Reims, ce sera sept sièges au total. Pour le comité technique, ce sont également sept sièges, qui déterminent les droits des syndicats. Grâce à la liste électorale, nous avons pu apprendre qui était précaire, avec quel statut et combien il y en avait. On a donc créé des mailing-listes et adressé des messages spécifiques. Puis on a invité tout le monde à une réunion. Au bout de deux heures, on avait un groupe constitué de gens qui, auparavant, ne se connaissaient pas, car on rayonne sur 140 sites. C’est une première convergence, humaine. Certains présents se sont syndiqués, d’autres le feront, d’autres encore ont accepté de se présenter. C’est une action modeste, mais qui a fait reculer l’isolement et facilité un choix d’organisation collective.

– Options : héritier et porteur d’un corpus revendicatif traditionnel, le syndicalisme interprofessionnel se confronte à des populations de travailleurs, souvent jeunes, qui vivent leurs propres cultures professionnelles, avec des aspirations spécifiques et singulières. Une « soudure » est-elle possible ?

Catherine Vincent : Il y a une réelle difficulté pour les organisations syndicales à écouter, toucher, organiser des salariés qui semblent faiblement disposés à les rejoindre. Quand on observe les stratégies adoptées par les organisations syndicales, on constate que certaines ont opté pour des interventions « par le haut », en interrogeant leurs propres structures. En Italie, par exemple, on a créé des structures ad hoc pour regrouper les salariés atypiques ou les indépendants. Il y a également des campagnes, menées par exemple sur la précarité ou l’intérim. Mais ces démarches par le haut, difficiles à mener, trouvent vite leurs limites. D’autant que souvent, les salariés concernés ont justement le sentiment que les organisations syndicales ne les écoutent pas. L’exemple typique, c’est le mouvement des femmes de chambre d’hôtel espagnoles, Las Kellys (las que limpian) qui, à partir d’un réseau Internet sur lequel elles débattaient de leurs conditions de travail, de leurs souffrances et de leur dignité, sont finalement parties en grève avec un constat à la clé : les organisations syndicales ne les écoutaient pas. Une situation qui n’est pas spécifiquement espagnole…

Jean-Luc Molins : Ce n’est ni évident ni impossible : c’est un effort. La base de tout, c’est de comprendre comment les gens travaillent réellement et cela vaut dans tous les domaines. C’est pourquoi nous avons mené un énorme travail à partir d’entretiens sur les cadres de vie, les environnements professionnels, les vécus et, à partir de là, les souhaits.

Nous avons ouvert six chantiers avec 24 propositions au total, générales et interprofessionnelles. Dans les contacts que nous avons eus avec les concepteurs de jeux vidéo, par exemple, dont les conditions de travail s’apparentaient à du tâcheronnage, l’important, ça a été de construire avec eux, pas de leur dire ce qu’ils devaient revendiquer. Même chose avec des prestataires qui travaillent pour des administrations. Voilà des intervenants extérieurs qui vont définir l’architecture et les procédures du travail des agents du public, mais sans eux. Ils ne connaissent pas l’activité mais ils arrivent avec des outils qui sont largement surdéterminés par des logiques gestionnaires. D’où un nécessaire travail d’écoute et de mise en contact pour penser des propositions compatibles avec les uns et les autres.

Ces jeunes entrepreneurs savent pertinemment qu’à côté d’eux, il y a quatre ou cinq cadres syndicalistes de la Cgt, et ils viennent régulièrement nous VOIR. D’où l’importance pour l’organisation syndicale d’être incarnée par des figures dans lesquelles les salariés peuvent spontanément s’identifier au plan professionnel et humain.

Karim Lakjaa : La direction économique où je travaille se situe dans les locaux de la chambre de commerce et d’industrie. J’y côtoie un espace de coworking où travaillent de 40 à 50 jeunes de moins de 30 ans. Des jeunes qui pensent mondial, conquête du monde, se vivent tous comme des auto-entrepreneurs libres, sans contraintes et sans droits. Ces mêmes individualistes qui ne se reconnaissent pas dans le syndicat ont pourtant été amenés à créer une association qui leur fournit un espace, un lieu de socialisation, des moyens numériques, une forme de solidarité collective, assez générationnelle. C’est un moment de basculement et de décantation qui va se stabiliser.

Bien qu’entrepreneurs, ces jeunes savent pertinemment qu’à côté d’eux, il y a quatre ou cinq cadres syndicalistes de la Cgt, et ils viennent régulièrement nous consulter. D’où l’importance pour l’organisation syndicale d’être incarnée par des figures dans lesquelles les salariés peuvent spontanément s’identifier au plan professionnel et aussi humain.

– Options : Dans ce cadre, faut-il – et si oui, comment – refonder les pratiques traditionnelles du syndicalisme en matière revendicative et organisationnelle ?

Catherine Vincent : Chez les jeunes diplômés l’individuation, la volonté d’échapper au travail contraint et de réinventer des formes de solidarité correspond à une approche en pointillé de l’engagement : venir, partir, revenir… Or, l’engagement syndical, c’est entier, pour une vie de travail. En Italie, des réseaux de rédacteurs d’abord constitués sur un entre-soi se sont ensuite rapprochés de la Cgil. Mais ils ne sont pas vraiment entrés dans l’organisation syndicale.

La dimension professionnelle demeure fondamentale. En s’organisant dans l’entreprise et en apparaissant lié à l’institution, le syndicalisme a compliqué sa capacité à s’adresser à ceux qui se vivent en dehors ou exclus. Mais cette dimension professionnelle demeure, surtout pour les jeunes, car c’est par là qu’ils vont s’insérer, par leur professionnalisme, lorsqu’on reconnaîtra leur travail, qu’on lui donnera du sens. C’est comme cela qu’on s’insère. À côté de cela se pose une autre question  : celle de la convergence avec des mouvements plus sociétaux, qui tournent souvent autour des services publics, des biens publics. C’est le cas du mouvement des marées citoyennes espagnoles, très originales avec des formes d’action très territorialisées, avec les parents, les enfants, la mairie… notamment dans l’éducation nationale où il y a eu une grève longue soutenue par les organisations syndicales. Mais ces mouvements restent à distance des syndicats.

Karim Lakjaa : La majorité des jeunes est aujourd’hui composée d’étudiants et près de la moitié travaillent durant leurs études. À Reims, nous avons développé un principe de continuité syndicale entre l’Unef et l’Ufict. Il se trouve que nous sommes nombreux dans le syndicat à être passés par l’Unef. Considérant que l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel en formation, on a noué des liens de coopération syndicale, on apporte une aide y compris au plan professionnel, et cette continuité est importante, d’autant qu’on se retrouve au coude à coude dans une multitude de collectifs constitués autour d’enjeux de défense des droits et de la solidarité.

Jean-Luc Molins : Le syndicalisme, c’est comme une langue : si on ne veut pas qu’il meure, il doit évoluer. Il doit s’adapter et savoir intégrer des propositions nouvelles dans sa réflexion, en acceptant éventuellement de se tromper. Certaines propositions peuvent être accueillies favorablement à un moment et pas à d’autres. Cela change. Lorsque le moment arrive d’obtenir un crédit, de trouver un logement à soi, de fonder une famille, la réalité sociale éclate : sans un minimum de garanties collectives, pas d’autonomie, pas d’indépendance. Il se produit alors une prise de conscience qui peut être plus sociétale que syndicale et il nous faut en tenir compte, ouvrir l’action syndicale à des champs nouveaux situés à la confluence du travail et du sociétal.

D’une certaine façon, c’est le cas des lanceurs d’alerte, dossier sur lequel on travaille avec un ensemble d’acteurs associatifs, avec l’objectif de faire progresser l’idée que tous les cadres devraient disposer d’un droit d’alerte. De la même façon, chez Deliveroo, un conflit collectif débouche finalement sur la décision de monter une coopérative. Cela correspond au désir de rester autonome sans renoncer à ses droits. Les jeunes concernés y gagnent en gouvernance et en capacité à penser leur avenir en termes alternatifs. L’essentiel ici, et il faut en avoir conscience, c’est la recherche d’une solution collective. Ces recherches, elles se mèneront avec ou sans nous. Dans tous les cas, il est important que nous soyons présents.

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