Entretien -  Travail : en toute(s) hâte(s) avant de pouvoir partir à la retraite

Un recul de l’âge de la retraite entrerait en confrontation avec l’intensification des conditions temporelles au travail. Entretien avec Serge Volkoff, statisticien et ergonome, coauteur de Le Travail pressé. Pour une écologie des temps du travail.

Édition 026 de fin février 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Le « modèle de la hâte » s’adosse notamment à toute une littérature managériale prônant la réactivité, et télescope les usages des différents temps dans le travail de chacun. © Alto Press/MaxPPP

Options  : Dans le rejet de la réforme des retraites, il y a le refus exprimé de travailler plus longtemps. À la lumière de vos travaux, rassemblés notamment dans le livre que vous avez coécrit avec Corinne Gaudart, comment analysez-vous les motivations de ce refus  ?

Serge Volkoff : Si le débat citoyen n’est pas uniquement nourri par les caractéristiques du travail, le monde professionnel a en effet des composantes qui expliquent l’intention de partir à la retraite sans tarder. C’est ce que mettent en évidence, notamment, plusieurs enquêtes statistiques portant sur les motivations des quinquagénaires à partir dès qu’ils le peuvent  : 40  % d’entre eux citent les conditions de travail  ; 40  % leur mauvais état de santé  ; 30  % disent s’ennuyer, ces réponses n’étant pas incompatibles.

En réalité, ces motivations peuvent être regroupées en deux grands registres. Le premier concerne la pénibilité. S’il est vrai que les parcours professionnels sont très différenciés du point de vue des contraintes et des nuisances auxquelles les travailleurs sont exposés, celles-ci laissent des traces jusqu’à la retraite et jouent sur l’espérance de vie. Des études épidémiologiques ont montré qu’au moment du passage à la retraite, les troubles de santé régressent chez les personnes qui ont eu un travail physiquement pénible, avec un rajeunissement de deux ans de leur «  âge biologique  ». Si ces résultats sont encore trop peu connus, les travailleurs perçoivent très probablement cette réalité.

Le second registre renvoie à ce que nous appelons, dans le livre, le «  modèle de la hâte  ». Ce modèle, qui s’adosse notamment à toute une littérature managériale prônant la réactivité, télescope les usages des différents temps dans son travail  : il peut s’agir de la répétition parfois inutile des situations d’urgence, du débordement des horaires, des mobilités forcées ou de changements technologiques mal préparés… Cela met en difficulté les gens à tous les âges, mais particulièrement les plus expérimentés ou les plus âgés, en révélant certaines de leurs déficiences ou en les privant d’une vraie possibilité de mobiliser leur expérience. 

Quelles sont les conséquences de cette compression des temps ?

En arrière-plan, elle entraîne une compression des temps «  qui comptent  »  : temps pour transmettre et recevoir des savoirs, pour contribuer à un bon fonctionnement du collectif du travail, pour créer et innover… Si ces temps parvenaient à se combiner harmonieusement, ce qui peut encore arriver dans certaines situations du travail, de nombreux salariés pourraient envisager d’aller jusqu’à un âge «  raisonnable  » de la retraite  : parce que le travail leur plaît. Pour beaucoup, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Dans cette réflexion sur les usages des temps, notre approche fait écho aux travaux de la sociologue Patricia Vendramin montrant des aspirations montantes à une conception polycentrique de l’existence  : chacun veut réussir plusieurs vies, sans pour autant sacrifier aucune d’entre elles. À tel point qu’aujourd’hui, de jeunes cadres refusent des missions à l’étranger, autrefois symboles de carrières dynamiques, pour ne pas ruiner ni abîmer leur autre vie. 

Comment, justement, les salariés font-ils pour mieux «  supporter  » ce modèle de la hâte  ?

Dans le livre, nous étudions notamment la situation des cadres de proximité. Il est frappant d’observer qu’on les a rendus responsables de respecter les contraintes de temps, tout en les tenant responsables de la qualité de vie au travail. Tendanciellement, cette double responsabilité ne fait que se renforcer. De ce point de vue, ils se trouvent bien au cœur du modèle de la hâte. Et comme tout le monde, ils tentent de s’en débrouiller, en opérant une multitude d’ajustements individuels et collectifs. Cela peut consister à tricher sur les indicateurs ou à déborder sur les horaires habituels de travail (tôt le matin, le soir, le week-end par exemple). Une troisième stratégie est de trouver des formes de répartition des tâches et d’animation du collectif en faisant en sorte que l’organisation, finalement, tienne. Pour décrire ces situations, nous utilisons les images des managers «  acrobates  », «  jongleurs » et «  équilibristes  », dont le point commun est d’être seuls face aux risques, avec de moins en moins de filets de sécurité, comme des marges de temps par exemple. Mais il n’est pas exclu que le modèle de la hâte, où l’on pense que faire le changement «  plus vite, que plus tard », finisse par échapper à ceux qui l’ont décidé.

C’est-à-dire  ? 

Les décideurs sont eux-mêmes dans la hâte. Pourquoi aller plus vite  ? Ne peut-on se poser la question  ? Dans bien des cas, une partie de ceux qui actionnent ces décisions n’ont pas de vision claire de leur motivation. Le modèle, en réalité, s’auto-alimente. C’est même vrai pour les politiques publiques. Pour nous d’ailleurs, l’exécutif est emblématique du modèle de la hâte, comme en témoigne la déclaration du président de la République au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris, en 2019, annonçant une reconstruction dans les cinq ans.

Dans ce modèle, quelles sont les spécificités du travail des plus âgés  ?

Si leur taux de chômage est comparable à celui des autres catégories d’âge, les demandeurs d’emploi seniors risquent deux fois plus que les autres de basculer dans le chômage de longue durée. En reculant l’âge plancher de la retraite, la probabilité est donc élevée de prolonger la durée du chômage des plus âgés  ; c’est d’ailleurs ce qui s’est produit avec la réforme de 2010, lorsque l’âge légal de la retraite est passé à 62 ans. En outre, des analyses démographiques ont constaté que, passé 50 ou 55 ans selon les pays, les salariés tendent à s’éloigner des contraintes de délais les plus «  hâtifs  » et des horaires les plus bousculés. Cette réalité peut expliquer, notamment, pourquoi beaucoup aspirent à un horizon de retraite pas trop lointain.

Les actions à engager à leur égard en matière d’emploi, de travail et de formation ne peuvent donc être que progressives et multifacettes. À ce titre, aucune mesure ciblée, tel un index, n’est convaincante. A une exception près quand même, les préretraites progressives supprimées par la réforme de 2003  : outre la possibilité de passer à temps partiel compensé, elles ont été une opportunité pour rediscuter du contenu du travail, du fonctionnement des collectifs et de la transmission des savoirs, sacrifiée dans le modèle de la hâte. 

Comme pour tous les salariés, il y a un besoin de politiques du travail qui donnent du temps aux temps qui comptent pour en retrouver la maîtrise. C’est à cette condition que le taux d’emploi des seniors pourra être relevé, en leur donnant la possibilité de travailler, notamment en préservant leur santé, jusqu’au moment de la retraite.

Propos recueillis par Christine Labbe