Polars – Paradis trompeurs

L’indignation de Caryl Férey est intacte : avec Okavango, elle s’élargit à la cause animale et écologique. Et c’est dans le Bordeaux interlope des années 1960 que nous conduit Simone Gélin, sur les traces d’une fille de réfugiés espagnols qui s’est trompée de chemin.

Édition 039 de mi-novembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

Son premier périple autour de la planète, Caryl Férey l’accomplit à peine son bac en poche. Il en revient avec une urgence d’écrire, pour témoigner de sa rage. Le globe-trotter se double d’un écorché vif, révolté par les blessures du monde. «  Toujours du côté des opprimés  », appuie-t-il.

Infailliblement, ses romans dissèquent des contextes géopolitiques sensibles. Il a révélé leur minutieux processus de création. Un voyage préliminaire l’imprègne de la réalité des lieux. Il recueille tous azimuts témoignages et infos directes. S’ensuit une période de maturation de ces données, enrichies par ses propres recherches. Puis il dresse la charpente du récit. Avant la rédaction finale, il retourne sur place, afin d’actualiser et d’enrichir son propos, de corriger ses bévues. Une exigence de réalisme et un souci du détail qu’il érige en devoir de probité envers le lecteur…

Un braconnier de troisième zone  ?

Caryl Férey, l’homme qui raconte des histoires en scrutant le monde, nous a ainsi ouvert les yeux sur la Nouvelle-Zélande (Haka), l’Afrique du Sud (Zulu), l’Argentine (Mapuche), le Chili (Condor), la Colombie (Paz), ou encore la Sibérie (Lëd). Cette fois, cap sur l’Afrique Australe et ses immenses réserves destinées à préserver une faune et une flore splendides, avec une tolérance pour le tourisme animalier…

Wild Bunch est l’une d’entre elles, où l’on découvre le cadavre d’un jeune pisteur. Solanah Betwase, ranger botswanaise responsable d’une section anti-braconnage, est chargée de l’enquête par des supérieurs, convaincus qu’il s’agit du meurtre d’un braconnier de troisième zone. Conclusion hâtive. D’autres morts surviennent, tandis que se propage une étrange épidémie d’animaux empoisonnés… Solanah, femme forte – entendre par là son physique impressionnant et une éthique indéfectible – se dresse pour faire éclore la vérité. Sa détermination, soumise à rude épreuve, croisera nombre de figures troubles. Ainsi John Latham, un écolo misanthrope au passé ambigu, ou Rainer Du Plessis, alias le Scorpion, un des plus sordides braconniers du continent, de retour sur son territoire…

Séquelles de la fin de l’Apartheid

Le titre du roman, Okavango, renvoie à ce fleuve africain dont la particularité est de ne jamais se jeter dans l’océan  : il s’achève en un delta qui se perd dans les sables du désert du Kalahari. Porté par l’urgence, Caryl Férey déroule une fresque sobre et rigoureuse, irriguant les grands espaces d’une intrigue infaillible, avec des personnages hors du commun, où les femmes se taillent la part… du lion. Et les soixante dernières pages, addictives, sont un modèle narratif d’action pure…

Auparavant, sans didactisme aucun, nous aurons appris comment les berges de l’Okavango, un coin de Paradis en sursis, sont souillées par le plus redoutable des prédateurs : l’être humain. Une bête féroce qui ne se contente pas de dévorer ses semblables : la longue guerre entre l’Afrique du Sud et l’Angola, les séquelles de la fin de l’Apartheid et le martyr du peuple San sont en arrière-plan… Les crocs acérés du capitalisme broient inexorablement un milieu naturel et ses espèces protégées dont les cornes, dents et griffes nourrissent un commerce souterrain fructueux, qui participe au financement… du terrorisme. Effarant  ! Quel que soit le prochain terminus de Caryl Férey, on s’invite dans son sac à dos…

Un cadavre sous la dalle de béton

Simone Gélin a été finaliste du Grand Prix de littérature policière 2023 avec Juanita, un polar qui brosse, en deux narrations parallèles qui finiront par se rejoindre, des portraits justes et sensibles de ses héroïnes.

Bordeaux, années 1960. Le quartier des Capucins accueille son lot d’immigrés espagnols. Dont la survie est parfois suspendue à de menus accommodements avec le banditisme. Ou avec la police… Juanita, rebelle meurtrie, l’a bien compris. Jusqu’à s’y brûler les ailes  ?

Été 2022. Léa, Drh dans une compagnie d’assurances parisienne, a le coup de foudre pour le sibyllin et friqué Gabriel. Celui-ci l’invite dans sa nouvelle propriété, au cap Ferret, en pleins travaux de rénovation. Sur place, elle surprend des propos peu amènes sur la probité de son cupidon. Qui est vraiment Gabriel  ? N’est-elle pas allée trop vite  ? Sous une dalle en démolition, les maçons découvrent des restes humains. Avec l’aide d’un ancien flic, pour refouler des craintes de plus en plus obsédantes, elle fouille dans le passé de Juanita, ancienne locataire des lieux. Bien mal lui en prend…

Avide d’ascension sociale

Deux époques. Deux femmes. Une même frénésie de vie… Juanita a réellement existé. Il aura fallu plusieurs années de recherche à Simone Gélin pour retracer son parcours et reconstituer le Bordeaux interlope des années 1960 où truands, prostituées, joueurs de foot, vedettes du showbiz tenaient le haut du pavé. Juanita, fille de réfugiés, avide d’ascension sociale… Sa beauté et sa soif d’indépendance ont ensorcelé le milieu de la pègre, où règnent la luxure, la drogue et l’alcool…

Et si Léa était l’incarnation actuelle de celle dont elle traque le passé  ? À travers ces deux destinées, le roman interroge subtilement notre société et ses inégalités, dénonce la trop lente évolution de la condition féminine… Et son intrigue retorse, mais à l’écriture fluide, est dotée d’un final éblouissant.

  • Caryl Férey, Okavango, Gallimard, 2023, 527 pages, 21 euros.
  • Simone Gélin, Juanita, Cairn, 2023, 470 pages, 14 euros.