Polars – Dystopies en noir

Un genre aussi porté sur la critique sociale que le roman noir devait fatalement, après le passé et le présent, faire feu sur le futur. Une veine nouvelle affleure, de laquelle Hervé Le Corre extrait une contribution décisive avec Qui après nous vivrez.

Édition 047 de mars 2024 [Sommaire]

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Ce début d’année se distingue par la parution d’un essai crucial, Le Roman noir. Une histoire française, dédié à la mémoire de notre ami Claude Mesplède. Natacha Levet, maîtresse de conférences à l’université de Limoges, membre du Centre de recherches sur les littératures populaires et les cultures médiatiques, y déroule la riche histoire du noir hexagonal, «  enfant révolté du roman policier  », selon sa belle expression. Elle nous livre l’épopée passionnante, jalonnée de moult péripéties, d’un genre qu’elle adore. À mille lieues de l’étiquette rébarbative souvent accolée à un travail universitaire, ses pages pétillent d’érudition, de simplicité et d’intelligence…

À l’instar de son homologue nord-américain dans lequel il plonge ses racines, le roman noir français n’a cessé, au fil des décennies, de questionner les tensions de son environnement social pour produire une littérature de crise. Autrices et auteurs ont su se réinventer pour crier leurs détresses et leurs espérances. La chercheuse souligne leur singularité et leur non-conformisme, leur soif d’élargir le périmètre de leur écriture. Et constate qu’après avoir exploré le passé et le présent, le genre, en perpétuelle évolution, «  s’ouvre à la prospective, se fait récit d’anticipation ou uchronie politique  ». Dans le sillage des plumes frondeuses de Benjamin Fogel (la trilogie de la «  transparence  »), François Médéline (Tuer Jupiter) ou Jérôme Leroy (Les Derniers Jours des fauves) se profile l’ère du roman noir dystopique, à laquelle Hervé Le Corre vient d’apporter une contribution majeure.

Une milice régente le pays

2051. La déglingue climatique triomphe. Les virus aussi. Rebecca et Martin se confinent avec leur bébé Alice. Dehors, c’est la curée. Les maladies, les pénuries, le délitement sociétal, la loi martiale et ses tirs à vue… Martin part en quête d’eau et de nourriture. Il ne reviendra pas. L’électricité, brutalement coupée, non plus. Fuir, chacun pour soi. La loi des fauves… Plus tard, une milice régente le pays. Alice, à son tour, devient maman. D’une petite Nour. La fuite, toujours. Violence, haine et cruauté… Plus tard encore, en 2121, Nour et Clara, sa fille. Héritières du chaos, à la sororité haute et fière. Les ténèbres de nulle part pour unique horizon.

«  J’ai passé ma vie à avoir peur et à attendre que le jour se lève  », confesse un protagoniste. Tous les êtres qui hantent ce douloureux roman auraient pu s’abandonner au même aveu… Qui après nous vivrez, titre lumineux, emprunte au premier vers de La Ballade des pendus de François Villon. Frères humains, interpelle l’auteur, réveillons-nous  ! Il est faux de prétendre que nous ne voyons rien venir…

Malgré la peur, les coups, les viols

À travers le périple de trois générations de duos mère-fille, se profilent la fièvre et la douleur de notre monde en déliquescence, rattrapé par des temps féodaux… On connaît les bonheurs inquiets d’Hervé Le Corre et sa propension, lucide, à considérer la femme comme l’inéluctable avenir de l’homme. Malgré la peur, les coups, les viols, elles se dressent, de toute la force de leur résilience, face au totalitarisme, au fanatisme religieux. Et à la mort de l’innocence… Si leurs ventres sont passeurs de la vie qui perdure, leurs cœurs vibrent et luttent, impérieux, pour que la solidarité, la fraternité et les gestes d’amour éclairent de nouveau l’humanité…

La poésie noire d’Hervé Le Corre raconte la boue et la tempête que traversent ses femmes puissantes dans un récit à la chronologie savamment déconstruite. Respectueux de l’intelligence de son lectorat, il laisse à celui-ci le soin de reconstruire le puzzle des trajectoires des unes et des autres, glissant çà et là des indices temporels, jusqu’à ce que les prénoms nous deviennent familiers dans leurs interconnexions générationnelles. Loin de l’afféterie ou de l’exercice de style gratuit, ce procédé résonne avec l’égarement des personnages dans leur chaos quotidien. C’est aussi la marque d’un maître écrivain qui déploie, comme à l’accoutumée, une puissance évocatrice étonnante de précision et de limpidité, de finesse et d’élégance. Et l’ultime réplique, à l’optimisme fallacieux, hante à petit feu nos mémoires…

Hommage à Cormac McCarthy

On songe, en des comparaisons non usurpées, à La Servante écarlate, de Margaret Atwood, et, plus encore, à La Route, de Cormac McCarthy. Hommage patent à ce dernier, Hervé Le Corre glisse Le Grand Passage entre les mains de Rebecca, qui s’enivre de la description des espaces flamboyants du monde d’avant. On apprécie surtout la cohérence de l’œuvre au noir du romancier, sa révolte intacte au bénéfice des déclassés, sa dénonciation obstinée des rouages capitalistes. Quoi de plus probant qu’une ruade vers le futur pour fustiger l’immobilisme du présent  ?

«  Nombreux sont les auteurs à faire exister le roman noir avec une diversité inédite  », accentue Natacha Levet. Avec son insouci de toute étiquette, la force de ses convictions et un lyrisme chevillé à son âme d’écrivain, Hervé Le Corre lui donne raison de la plus éclatante manière.

  • Hervé Le Corre, Qui après nous vivrez, Rivages, 2024, 394 pages, 21,90 euros.
  • Natacha Levet, Le Roman noir. Une histoire française, Puf, 2024, 416 pages, 22 euros.