Reportage -  Hôpital psychiatrique de Cadillac  : un engagement syndical d’une folle efficacité  !

La Cgt de l’établissement girondin a rassemblé 68,33 % des votants aux élections professionnelles fin 2022. Le fruit d’une combativité sans relâche des personnels pour défendre leur indispensable travail.

Édition 027 de mi-mars 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
« Nous devons penser le soin comme un tout, y réfléchir et nous mobiliser ensemble ». DR

L’hôpital public s’effondre. À Cadillac (Gironde), ce n’est pas qu’une métaphore. Dans la nuit du 23 janvier, un pan entier du mur d’enceinte de l’établissement psychiatrique (3,5 mètres de haut sur 50 mètres…) s’est écroulé sur la chaussée extérieure. Le voisinage a été alerté par le choc, et par la perspective de se retrouver nez à nez avec des patients dangereux : l’Unité pour malades difficiles (Umd) occupe en fait une autre partie de cet immense complexe. Par ailleurs, les fous ne seraient-ils pas plutôt ceux qui ont laissé dépérir ce bâtiment, et péricliter les moyens financiers et humains de la psychiatrie en France ?

Cadillac est un des plus anciens hôpitaux psychiatriques de France  : un hospice y a existé dès le XIIIe siècle ; sa vocation à accueillir des «  aliénés  » date de 1838. Ses occupants, parmi lesquels plus de 1 200 personnels et soignants, n’ont  cependant aucune intention de se laisser ensevelir sous les ruines. L’hôpital tient parce qu’ils tiennent. «  Nous ne tenons pas, nous luttons, au quotidien, sur le terrain ! » insiste Jocelyne Goût, infirmière et secrétaire générale du syndicat Cgt du site. Le local syndical, connu de tous, en témoigne  : chaque jour, des adhérents et militants du syndicat (qui rassemble plus de 10 % des effectifs  !) y passent. Parfois avec des collègues non syndiqués, ou pour signaler un problème et envisager collectivement les moyens d’y remédier. «  On ne lâche sur rien. Dans un établissement psychiatrique, nous devons penser le soin comme un tout, y réfléchir et nous mobiliser ensemble. Le moindre dysfonctionnement peut affecter le travail de tous et la qualité des soins aux patients. L’absence d’un médecin (il en manque 13 sur 80 unités) peut se traduire par la fermeture d’une unité ; l’indisponibilité de certains soignants (40 postes d’infirmiers vacants) peut entraîner des fermetures de lits parfois définitives, en plus d’une intensification du travail pour ceux et celles en poste ».

La difficulté à bien travailler entraîne des conflits de valeur insupportables

Le syndicat appelle régulièrement à occuper l’entrée du site pour faire entendre la voix des personnels, interpelle les autorités de tutelle, les pouvoirs publics, alerte l’inspection du travail et la presse. Précédant le rapport d’expertise demandé fin 2021 au cabinet Émergences pour «  risque grave  » sur la santé physique et mentale des personnels, il a exposé des photos sur les murs de l’établissement, où les soignants s’affichaient avec le message «  Je suis épuisé(e)  ». Le rapport d’Émergences l’a confirmé  : le travail s’est complexifié et intensifié faute d’effectifs suffisants, faisant émerger des conflits de valeur, « c’est à dire l’obligation de travailler à l’encontre de sa conscience professionnelle et de son éthique […]. En psychiatrie, où le travail est principalement de nature qualitative, la qualité empêchée a des répercussions particulièrement importantes  »  : usure et tensions généralisées, absentéisme, défections, entre autres…

Exprimer par l’image les effets du travail en mode dégradé : une exposition photo organisée en 2021. DR

Travailler dans ce contexte devient particulièrement éprouvant et peu attractif. L’équipe qui anime le syndicat sait qu’il lui faut se montrer vigilante, combative et solidaire pour sauvegarder l’existant mais aussi préparer l’avenir, en formant, en recrutant  : «  La réponse aux besoins s’avère indispensable et urgente, tout particulièrement dans un territoire aussi vaste que la Gironde, où les structures d’accueil de proximité (les centres médico-psychologiques) ne sont plus assez nombreuses  », rappelle Jocelyne, pour qui l’engagement dans le travail et dans le syndicat vont de pair.

Se syndiquer, c’est se sentir plus actif dans la maîtrise de sa vie au travail

Un sentiment partagé par trois jeunes adhérents, Mikaël, Étienne, Marie-Ange. Ils veulent participer à l’activité syndicale pour pouvoir s’exprimer sur leur travail, faire respecter leurs droits, peser sur les décisions injustifiées de directions qui ne font que passer – leur  turn-over en témoigne – mais imposent à ceux qui restent de faire avec les moyens du bord. Dans leur quotidien, ils ont subi des décisions arbitraires ou incohérentes qui les ont obligés à travailler en mode dégradé, ont été soutenus par la Cgt, et veulent se sentir actifs en prenant des responsabilités au nom du syndicat. Il faut dire que la Cgt vient de rafler 9 sièges sur 12 aux élections au Cse de fin 2022 (contre 6 précédemment) en rassemblant 68,33 % des suffrages exprimés, malgré les difficultés causées par le passage au vote électronique. La Cgt compte ainsi 18 élus avec les suppléants – parmi lesquels 10 affiliés à l’Ufmict (1) – et renforce sa place d’interlocuteur incontournable de la direction, comme des institutions départementales et régionales en charge de la santé publique.

Pas besoin d’en dire plus aux personnels après les élections au CSE fin 2022. DR

«  Nous sommes fiers de cette reconnaissance, d’autant que nous ne cherchons pas à vendre des cartes d’adhérents, mais à convaincre nos collègues que l’outil syndical nous aide à défendre notre travail, et à transmettre notre savoir-faire en la matière, souligne Bruno Daubisse, agent logistique à la pharmacie et militant de longue date.

Certes, les victoires peuvent parfois paraître symboliques, mais sans cette veille quotidienne, travailler à Cadillac s’avèrerait bien plus pathogène, en ce qui concerne le temps et les charges de travail notamment. Les collègues de Mickaël à la conciergerie – souvent des contractuels – s’assurent par exemple auprès de lui que leurs plannings et horaires sont conformes à leurs droits. Étienne veut lui aussi s’investir, en tant qu’Ash (agent des services hospitaliers) longtemps précaire, pour montrer que même à ces postes, il est indispensable de pouvoir compter sur des personnels intégrés à des équipes stables, compte tenu de la fragilité et de la spécificité des patients, «  car un Ash est toujours susceptible d’être interpelé par un patient en crise ou de prêter main forte à un soignant en difficulté  ».

Tous acteurs du soin, cela ne signifie pas « tous corvéables à merci »

Marie-Ange, infirmière en Unité hospitalière spécialement aménagée (Uhsa, en en lien avec la pénitentiaire), raconte également un quotidien difficile : «  J’ai pu bénéficier d’une aide financière pendant ma formation, à condition de m’engager pour cinq ans minimum à Cadillac. Sauf qu’au début, j’ai dû boucher les trous dans des unités où personne ne voulait aller, dans des conditions particulièrement éprouvantes pour une débutante. J’ai ensuite pu rejoindre l’Uhsa, où les contraintes sont fortes en termes de journées de travail et de remplacement. Mais c’est compliqué dans toutes les unités où, pour compenser le manque de personnel disponible, la polyvalence, la flexibilité et la mutualisation dégradent la qualité du soin. »

La disparition du diplôme d’infirmier psychiatrique en 1992 – seulement 80 heures de cours et 175 heures de stage lui sont désormais dédiées sur trois ans de formation en soins infirmiers – s’est par ailleurs traduite par plus de technicité, de surveillance et de contention, au détriment de l’écoute et de la prévention auxquelles tous les personnels sont pourtant attachés. Bruno complète  : «  Pour les patients, je suis “Bruno de la pharmacie”, en théorie non habilité à intervenir dans le soin. Pourtant, il arrive que certains patients préfèrent se confier à moi sur les effets d’un traitement plutôt qu’au staff médical. Nous sommes tous conscients de l’endroit où nous travaillons, tous acteurs du soin. »

Les patients de l’Unité pour malades difficiles aussi soutiennent les soignants épuisés  !

Sonia Kalinowski, autre pilier du syndicat, infirmière à l’Umd – qui accueille des auteurs de crimes graves, confirme que le recours systématique à des intérimaires ou à des renforts extérieurs déstabilise les malades et peut faire courir un risque aux soignants, alors que des équipes qui ont l’habitude de travailler en toute cohésion anticipent plus facilement des comportements parfois imprévisibles  : «  Nous ne sommes pas interchangeables ; notre travail s’organise autour de rituels très précis pour les patients, et se base sur une grande disponibilité, qui désormais nous fait défaut, ce qui engendre des prises de risque et de la souffrance pour eux comme pour nous. »

Fin août, des patients de l’Umd ont même adressé un courrier de soutien aux soignants à la direction de l’hôpital, au ministère de la Santé, au contrôleur général des lieux de privation de liberté, et à l’Union nationale des familles et amis de personnels malades et handicapées psychiques (Unafam). Ils y dénoncent les conséquences du manque de personnel sur leurs libertés individuelles et sur la qualité des soins qui leurs sont dispensés, car il n’est plus possible d’organiser des «  sorties thérapeutiques  » pour ceux qui y ont droit. Conséquence  : le médecin en poste, soupçonné d’être le lanceur d’alerte et mis sous pression, a préféré quitter l’établissement…

Laurent Laporte, cadre dans l’établissement et secrétaire général du syndicat Cgt de 2013 à 2018 (actuellement secrétaire général de l’Ufmict-Cgt au niveau national) assure d’ailleurs que les cadres, parfois perçus comme le bras armé des directions, sont tout aussi victimes des pressions et injonctions hiérarchiques, et que personne ne peut travailler ainsi, sous la menace et en stress permanent : « En psychiatrie, on est toujours confronté à quelque chose qui résiste, on ne peut pas se contenter d’appliquer les directives qui s’imposent à nous sans recul. On doit prendre en compte le sujet, la violence, la dimension affective des soins, l’angoisse face à la maladie. La solidarité s’impose. » Le syndicat compte en son sein des personnels de toutes professions : médecin, ingénieur, ergothérapeute, psychologue, etc. « qui se nourrissent les uns des autres ». Et la Cgt, qui existe depuis 1909 dans l’établissement, entend bien continuer de défendre son éthique du soin et sa vision des besoins en psychiatrie. Autrement dit, la dignité des patients comme des soignants.

  1. Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres, techniciens de la santé et de l’action sociale.