Débat -  La Cgt au miroir de ses regards critiques

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Le haut-fourneau P6 d’ArcelorMittal à Hayange, en 2010. Photo : Philippe Neu/Le Républicain lorrain/Photopqr
Les années 1970-1990 appartiennent désormais à l’histoire, comme en témoigne l’ouvrage collectif “La CGT (1975-1995). Un syndicalisme à l’épreuve des crises”. Le livre fera-t-il débat ? Il faut le souhaiter, car la critique est un art nécessaire, bienvenu et difficile, qui mérite d’être poursuivi. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’autocritique.

Dans leur introduction, les quatre coordinateurs La CGT (1975-1995) s’attardent à juste titre sur la notion de crise, dont on sait qu’elle est souvent galvaudée. Ils en retiennent la dimension d’épreuve : « La dynamique des crises éprouve, au sens le plus fort du terme, l’aptitude de l’organisme et, avec lui, ses logiques à interagir avec un environnement jamais intangible. » Aux antipodes d’une démarche de stigmatisation des acteurs, il s’agit donc de vérifier, au long de deux décennies cruciales et tourmentées – « douloureuses pour le syndicalisme et catastrophiques pour la Cgt » – les éléments qui ont pu faire obstacle aux évolutions, ceux qui ont fait problème et, surtout, ceux qui restent valides pour affronter des temps nouveaux et inconnus.

Ce vaste retour sur soi s’opère avec la collaboration de trois laboratoires de recherche : le Centre d’histoire sociale du XXe siècle ; le laboratoire Professions, institutions, temporalités (Printemps) ; le laboratoire Action, discours politique et économique (Triangle). Cette rencontre, avec l’apport essentiel des syndicalistes ayant été des protagonistes directs de la période étudiée, aboutit à une étude originale, voire unique en son genre, d’une remarquable richesse documentaire.

L’expression plurielle de cette mémoire collective permet une plongée dans les profondeurs de la vie confédérale, éclaire ses débats et ses non-débats. Encore convient-il de rappeler, pour citer un participant, que « lorsque des militants se collettent avec une histoire qui est en partie leur propre histoire, ils deviennent certes un peu historiens, mais restent des militants. Ils ne sont pas neutres, ils ne peuvent pas l’être ». Cette mémoire militante tissée de visions et de mises en perspectives ne s’offre donc pas en vérité révélée mais en objet de débat.

Un syndicalisme ébranlé dans ses bastions comme dans ses certitudes

On l’a dit : la séquence d’histoire choisie est tout sauf tranquille. Elle est marquée par les grandes restructurations industrielles, par la croissance du chômage, par des modifications systémiques des organisations du travail, et, en bref, par la victoire annoncée des théories du néolibéralisme. Avec, à la clé, un syndicalisme ébranlé dans ses bastions comme dans ses certitudes, ses stratégies et ses modes d’action. Cette dynamique de défaite sociale est, de fait, inséparable des modifications de rapports de force qui ont commencé à déstructurer le champ politique et, singulièrement, le Pcf.

Dans un contexte international très tendu et marqué par l’affaiblissement, puis par la disparition de l’Urss et du « camp socialiste », l’épuisement de ce parti affecte les repères de la psyché cégétiste et induit un processus compliqué de redéfinition du rapport et des liens existant entre les deux organisations mais, plus profondément, du rapport à la sphère politique.

Au cœur de ces tempêtes, brutalisée par ces ajustements, la direction de la Cgt est amenée à interroger sa relation à la représentation politique et à ses jeux, auxquels elle s’est liée via un soutien inconditionnel au Programme commun de gouvernement de l’Union de la gauche. Mais elle doit également se questionner sur la sphère du travail, qui évolue à grande vitesse avec l’explosion des catégories d’encadrement et de leur rôle. Puis, enfin, elle doit reconsidérer son rapport à la société tout entière, traversée d’aspirations émergentes radicales, singulièrement sur les plans du féminisme et, plus timidement, de l’écologie.

À cet égard, les contributions de l’ouvrage, dans leur diversité d’approches et de sujets, attestent de plusieurs niveaux de réalité.

Il s’agit de vérifier, au long de deux décennies cruciales et tourmentées – « douloureuses pour le syndicalisme et catastrophiques pour la Cgt » – les éléments qui ont pu faire obstacle aux évolutions, ceux qui ont fait problème et, surtout, ceux qui restent valides pour affronter des temps nouveaux et inconnus.

D’abord, les débats se mènent avec plus ou moins de succès, que ce soit explicitement, dans la direction confédérale, ou implicitement, via des conflits dans lesquels de nouvelles formes de mobilisation sont « inventées », théorisées et versées au débat interprofessionnel. Ensuite, et cela relativise la portée et l’impact de ces débats, ils ne sont jamais transparents, « mis sur la table », ou alors dans des termes qui demeurent voilés, réservés de fait à une catégorie qui en maîtrise les codes et en interprète les non-dits. Cette pratique de débat relève à la fois d’une prudence naturelle dans une organisation aux structures, histoires et cultures hétérogènes, bien au-delà de la seule culture communiste. À quoi s’ajoute qu’une fois actés, les désaccords peuvent très vite déboucher sur un rapport de force sans règles ni arbitre réel avec, à la clé, un risque de scission et d’affaiblissement.

Enfin, la relation au politique influence lourdement la qualité de ces débats, souvent en plaquant sur l’univers syndical une grille de lecture directement issue des soubresauts du monde politique, parfois en les court-circuitant purement et simplement. Pour autant, la diversité des structures de la Cgt et de leurs jeux respectifs exclut tout déterminisme mécanique, d’autant que les positions des uns et des autres sont déterminées par d’autres considérations que leurs propres allégeances politiques. On est frappé, en fonction des sujets, des périodes et des convictions, de voir se faire et se défaire convergences et divergences, alliances et conflits, souvent sans que les protagonistes eux-mêmes aient conscience du caractère paradoxal de certains positionnements.

Ces contournements aboutissent à un débat dont les termes restent difficilement appropriables et qui, loin de permettre de dépasser des désaccords clairement formulés, favorise au contraire les simplifications abusives, les malentendus, voire les procès d’intention menés autour d’un respect quasi religieux des « valeurs ». Bien évidemment, ces difficultés sont inséparables d’un contexte de grande adversité. Ainsi s’impose, au fil de la lecture, le sentiment d’une série d’occasions manquées, sentiment renforcé par le fait – inévitable – que les contributions des syndicalistes acteurs sont pro domo.

C’est ainsi que certains enjeux complexes et aux implications multiples, comme les relations de la Cgt avec les enseignants et leur possible syndicalisation, sont abordés à plusieurs reprises et sous des angles différents, mais toujours à partir d’une même conviction. Laquelle est d’autant plus vive que, justement, le débat contradictoire n’a pas eu lieu, ou alors handicapé par le poids d’a priori idéologiques. « Force est d’admettre que la Cgt a manqué nombre de rendez-vous avec les salariés. Certes, au fil des ans, parfois après des débats internes intenses, la confédération a tenté d’œuvrer pour surmonter ses faiblesses, défauts et tares. Pourtant, dans l’opinion publique en général et aussi parmi les travailleurs, la Cgt renvoie plusieurs images négatives. Pas toujours sans fondement », constate ainsi Élyane Bressol à propos du « syndicalisme de classe à l’épreuve de l’hémorragie des syndiqués ». On retrouve, comme un fil rouge, ce même constat d’un énorme décalage entre, d’un côté, des constats et des efforts novateurs et, de l’autre, des pratiques tenaces et persistantes.

Cette confrontation avec soi-même, cette tension qui semble vouée à ne pas pouvoir se dépasser est parfaitement identifiée par Gérard Alezard à propos des « choix économiques de la Cgt à l’épreuve du réel ». Pour passer de la défense de l’emploi à la lutte pour une autre politique industrielle, la Cgt va formuler des propositions en faveur d’une autre logique économique et sociale pour l’industrie.

Évoquant la sidérurgie et le mémorandum de la fédération Cgt de la Métallurgie préparé en 1978 avec la contribution de Philippe Zarifian, Gérard Alezard souligne : « Il y avait là comme un vade-mecum syndical plus général et qui aurait dû être la base d’un large débat. Il n’en a pas été ainsi. Les discussions sont restées essentiellement “de sommet”, souvent empreintes de frilosité sur la nature des propositions alternatives. Il y a manqué, comme dans d’autres secteurs, et dans la Cgt en général, l’appropriation par les militants et par les salariés eux-mêmes. »

C’est qu’on touche ici à des racines identitaires profondes et d’autant moins bien maîtrisées. Ce que rappelle Henri Krasucki : après avoir martelé en 1989 que les « propositions, recherche de solutions […] c’est le contraire de la collaboration de classes, le contraire d’une illusion réformiste », le secrétaire général de la Cgt alerte : « La situation pousse à revisiter les bases identitaires de la Cgt. […] La question n’est pas d’un modernisme qui oublierait l’histoire et la nature de la Cgt, mais de l’existence d’un syndicalisme moderne, arrimé à son époque, appréhendant, voire anticipant sur l’essentiel, l’économie, le social, la société… » Alerte vaine et qui sera subvertie, à la faveur du durcissement des politiques d’austérité, par la mise en opposition artificielle de « propositions gestionnaires » avec un niveau revendicatif supposé plus radical car déterminé par le seul rapport des forces.

Cet avatar récurrent d’une opposition entre « syndicalisme d’accompagnement » et « syndicalisme révolutionnaire » apparaît ainsi comme un rappel d’autorité à une doxa révélée, véritable facteur bloquant.

Une crise silencieuse couve sous l’accusation de réformisme

Il en va de même s’agissant de l’Ugict. La contribution d’André Jaeglé « Ugict et lutte de classes » tente d’élucider « l’hostilité […] d’une partie importante des structures de base de la Cgt à la création de syndicats d’ingénieurs, cadres, techniciens (Ictam), dans les entreprises, alors que non seulement la direction confédérale l’a voulue en refondant l’Ugict au début des années 1960, mais aussi que la composition du salariat se modifie aux yeux des moins avertis, au point que les Ictam tendent à y occuper une place prépondérante ».

Sans s’arrêter à l’invocation rituelle et naturaliste de « l’ouvriérisme de la Cgt », l’auteur, ancien responsable national de l’Ugict et directeur d’Options (à l’époque bimensuel) évoque quelques raisons à la fois plus fondamentales et conjoncturelles. Ainsi fait-il le lien entre « la répugnance à occuper le terrain de la lutte sur les critères de gestion » et un état de méfiance vis-à-vis des cadres. Il rappelle l’appel lancé au 41e congrès par la direction confédérale : « Tout le monde doit s’adapter, car elle [la nouveauté, Ndr] crée des obligations à tous […] à tous les syndicats aussi. À nous comme aux autres. »

Las, constate André Jaeglé, « rien de fondamental ne sera remis en cause chez nous. Il aurait fallu que toute la Cgt comprenne le rôle que pouvait et devait jouer l’organisation spécifique. La voilà, la crise interne ! » Une crise silencieuse dont il estime qu’elle couve à l’ombre du « pouvoir disqualifiant de l’accusation de réformisme », malgré les efforts d’approfondissement et d’exploration du lien entre « organisation spécifique et organisation de classe », notamment dans la presse de l’Ugict, à l’appui d’expériences revendicatives d’entreprises.

Là encore, le débat – comme fondateur d’une prise de décision opérationnelle – souffre un déficit. Même sans sous-estimer le poids des causes externes, Lydia Brovelli, ancien membre du bureau confédéral, attribue l’essentiel de la responsabilité de cette dimension aux « difficultés rencontrées par la Cgt pour définir sa stratégie en toute autonomie ». Forte de la conviction du « besoin d’un syndicalisme moderne », elle formule une hypothèse : « Peut-être que n’a pas été suffisamment cherchée la réponse à la question “pourquoi être confédérés ?” Ce n’est pas pour juxtaposer, additionner des questions. S’approprier la diversité et la complexité des situations économiques et sociales par une activité de proximité est essentiel pour être en prise directe avec les salariés. Mais il faut, dans le même temps, coordonner la multitude des revendications immédiates dans une construction plus collective, qui définisse des objectifs communs à l’ensemble. C’est l’articulation de ces deux dimensions qui donne du sens à la “confédération” qui n’est pas une simple “union”. »

Affaire à suivre, comme y invitent les auteurs dans leur introduction à un ouvrage qui cerne sans complaisance les ruptures et les faiblesses de l’organisation tout en éclairant « les renouveaux qui sont intervenus à l’épreuve de deux décennies difficiles ».

Pierre Tartakowsky

  • Sophie Béroud, Élyane Bressol, Jérôme Pélisse, Michel Pigenet (dir.), La CGT (1975-1995). Un syndicalisme à l’épreuve des crises, Arbre bleu, 544 pages, 2019, 22 euros.

Réflexion

Fruit d’un colloque organisé par l’Ihs-Cgt et de la collaboration entre syndicalistes et jeunes chercheurs – historiens, sociologues, politistes –, La CGT (1975-1995) permet l’observation multiple et croisée de deux décennies qui ont profondément restructuré le syndicalisme et pesé sur le destin de la confédération Cgt. L’ensemble fournit une rétrospective d’une vertigineuse richesse et dont les constituants essentiels résonnent fortement avec les questions soulevées par l’actualité de la conflictualité, et les questions qu’elle soulève : place des organisations syndicales, rôle et ambition de la Cgt, mise en débat de son identité revendiquée d’organisation de classe, relations entre différentes structures. Ambitieux dès sa conception, le produit fini tient ses promesses et se présente comme une source d’une extraordinaire richesse, tant du point de vue documentaire que de la réflexion, aux deux sens du terme.