« Science ouverte » : plus de travail pour moins de postes

Permettre au plus grand nombre d’accéder aux résultats scientifiques est un objectif fédérateur. Mais avec quels moyens ?

Édition 047 de mars 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

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C’est grâce au travail des personnels de soutien à la recherche que les résultats scientifiques peuvent apparaître en pleine lumière. © IP3 Press / Max PPP

La « science ouverte », ainsi nomme-t-on ce mouvement international qui, depuis le début des années 2000, s’efforce de rendre librement accessibles les données de la recherche scientifique via des revues et des archives ouvertes sur Internet. « À partir de 2003, de plus en plus d’institutions dans le monde ont adopté des politiques d’open access », résume le consortium Couperin, une association française d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, engagée pour la science ouverte.

En France, la loi pour une république numérique de 2016 s’inscrit dans cette tendance. Son article 30 autorise la mise en ligne des articles scientifiques sur des sites en libre accès. Un degré supplémentaire a été franchi lorsque des organismes tels que l’Agence nationale de la recherche (Anr) et l’European Research Council (Erc) ont rendu obligatoire la publication en libre accès pour les projets qu’ils financent.

La fin d’un filon pour les éditeurs privés

Comment admettre en effet que des éditeurs privés vendent très cher les abonnements aux revues académiques qu’ils possèdent, alors que les articles qui les nourrissent sont rédigés par des chercheurs dont les travaux sont financés avec de l’argent public ?

Ce système est «  devenu financièrement insoutenable à cause de l’augmentation constante des coûts de la diffusion scientifique  » expliquait la direction du Cnrs dans sa feuille de route pour la science ouverte en 2018. D’où un objectif de 100 % de publications en accès libre. Les chercheurs sont désormais incités à déposer leurs articles sur la plateforme Hyper article en ligne (Hal).

Même son de cloche du côté du collectif Recherche de la Cgt qui, dans un document de 2022, dénonçait un «  système dans lequel les établissements publics financent l’évaluation des articles scientifiques et sont obligés de payer pour y avoir accès. Le tout au bénéfice d’éditeurs qui ont des rentabilités à deux chiffres  ».

Accès des pays du Sud à la recherche internationale

Mais pour que les résultats de la recherche puissent réellement circuler, une baguette magique ne suffit pas. Il faut des personnels de soutien à la recherche, comme Anna Egea. Ingénieure dans une unité mixte de recherche de Sciences Po et du Cnrs, son travail consiste à sensibiliser et à former les chercheurs à la science ouverte. «  Les chercheurs en poste, observe-t-elle, ont accès à la grande majorité des revues, car leurs bibliothèques paient des abonnements. Ils ne voient pas toujours la plus-value du libre accès pour leur usage immédiat. Notre rôle est aussi de les sensibiliser aux enjeux politiques et économiques de la science ouverte, comme l’accès des pays du Sud à la recherche internationale par exemple.  »

La plupart des revues dans lesquelles les collègues chercheurs d’Anna Egea ont l’habitude de publier leurs articles ne sont pas en accès libre. Elle les incite à aller vers d’autres revues, dont les articles peuvent être lus gratuitement par tous, en les informant des conditions de publication. Elle assure ainsi une veille juridique et technique  : quel format pour enregistrer les données  ? Comment garantir la pérennité des archives sous la responsabilité des institutions  ?

Faciliter le référencement dans les moteurs de recherche

Sur internet, les publications sont décrites par des «  métadonnées  » qui les rendent trouvables  : l’auteur, le résumé, la source, la date, etc. Pour être réellement ouvertes, les informations scientifiques doivent être traitées selon un principe de gestion des données nommé Fair (pour «  facilement trouvable, accessible, interopérable et réutilisable  »). «  Derrière la démarche d’ouverture, il y a la nécessité que les publications soient trouvables, c’est-à-dire qu’elles soient identifiées dans des bases de données accessibles, propres, interrogeables  », poursuit Anna Egea, qui procède à un minutieux travail de «  nettoyage  » pour que les articles soient correctement référencés. Si dans une base de données un chercheur est prénommé tantôt «  Étienne  », tantôt «  Etienne  », les lecteurs risquent de passer à côté d’une partie de ses publications. Elle ajoute aussi un résumé de l’article pour faciliter son référencement dans les moteurs de recherche.

Des enjeux propres à chaque discipline

L’ouverture de la science concerne aussi les données sur lesquelles se basent les chercheurs pour arriver aux résultats dont ils rendent compte dans leurs articles. Sur ce point, les enjeux d’ouverture sont différents d’un laboratoire à l’autre. Dans une équipe d’historiens, les personnels d’appui sont en prise avec les questions de secret des archives, mais n’auront pas forcément à se soucier de Règlement général sur la protection des données (Rgpd), contrairement à des collègues qui réalisent des entretiens individuels ou travaillent sur des documents personnels. Bref  : l’ouverture de la science nécessite «  un personnel sur mesure  ».

Dans le laboratoire de rattachement d’Anna Egea, « les chercheurs sont en rapport direct avec des personnes qui leur confient des informations personnelles. Depuis la loi sur la république numérique, le fait de ne pas ouvrir les données est censé être l’exception. Chez nous c’est l’inverse. Il n’y a que des données personnelles. Si j’ouvre leurs données, les enquêtés se taisent ». Ce n’est pas le sociologue Étienne Nouguez, sociologue spécialiste des organisations politiques et marchandes de la santé, qui la contredira : « Ce qui nous permet d’accéder à nos terrains de recherche, c’est la confiance que nous accordent des interlocuteurs à qui on garantit la confidentialité. Le libre accès aux données de nos enquêtes, par exemple les entretiens, va à l’encontre de ça. C’est une difficulté pour nous. »

«  Ouvert autant que possible, fermé autant que nécessaire  »

On touche là à l’un des principes de la science ouverte  : «  Ouvert autant que possible, fermé autant que nécessaire  ». Arnaud Macé, professeur d’histoire de la philosophie ancienne et membre de la Ferc-Cgt, précise  : «  Nous sommes favorables à la mise en ligne des données de la recherche publique, mais cela pose des problèmes spécifiques à certaines disciplines. On ne peut pas traiter de la même façon des relevés d’acidité d’une rivière et des entretiens en anthropologie.  »

Publiée en 2021, la «  Recommandation de l’Unesco sur une science ouverte  » justifie certaines restrictions d’accès pour des motifs de «  protection des droits humains, de sécurité nationale, de confidentialité, de droit à la vie privée et de respect des sujets d’étude humains, de procédure juridique et d’ordre public, de protection des droits de propriété intellectuelle et des renseignements personnels, des savoirs autochtones sacrés et secrets, ainsi que des espèces rares, menacées ou en danger.  »

La Recommandation de l’Unesco insiste par ailleurs sur la question du financement  : la science ouverte suppose des «  ressources financières  » et des «  ressources humaines  ». Car toutes les tâches de veille, conseil, mise en ligne et référencement représentent du «  travail supplémentaire  », atteste Anne Egea. Or les postes comme le sien se font de plus en plus rares au sein des laboratoires de recherche. Quand ils existent, ils sont souvent mutualisés entre plusieurs organismes.

« Un tiers des postes de personnel d’appui au Cnrs ont disparu en sept ans », rappelle Grégoire Nadin, chercheur en mathématiques et militant du Syndicat national des travailleurs de la recherche (Sntrs-Cgt). « Le problème de la science ouverte, c’est que c’est toujours à moyens constants, abonde Dina Bacalexi, elle aussi membre du Sntrs-Cgt, qui a contribué à l’écriture du texte de l’Unesco. Pour faire de la science ouverte, il faut de l’argent, du personnel qualifié, une puissance de calcul, des machines. Ça coûte cher. »

De fait, alors que le traité européen de Lisbonne prévoit que les États membres consacrent 3  % de leur Pib à la recherche, la France n’y affecte que 2,2 %, en-dessous de la moyenne des pays de l’Ocde. «  Il manque plus de 6 milliards pour atteindre les 1  % du Pib pour le secteur public  », précise le collectif Recherche de la Cgt, qui demande une mise à niveau des salaires aux standards internationaux. Desserrer l’étau de l’austérité pour ouvrir réellement la science  ?