Entretien -  L’Ugict-Cgt a 60 ans (1/2) : une histoire de rassemblement(s)

« L’Ugict-Cgt a une histoire, un héritage et il n’est pas mauvais que les nouveaux cadres et ingénieurs la connaissent », écrivait Henri Krasucki, secrétaire général de la Cgt (1982-1992). Soixante ans après la création de l’organisation spécifique, Jean-François Bolzinger retrace, dans un livre, le chemin parcouru avant d’envisager celui qu’il lui reste à accomplir. Entretien.

Édition 038 de fin octobre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Au premier congrès de l’Ugic, en 1965, son premier secrétaire général, René Le Guen, à la tribune. DR.

Ingénieur dans l’industrie, Jean-François Bolzinger a été dirigeant confédéral et secrétaire général de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-Cgt). Il est aujourd’hui coprésident de son Institut d’histoire sociale et conseiller auprès du secrétariat général de la Cgt.

– Options. Créée en mai 1963, l’Union générale des ingénieurs et cadres (Ugic) est, écrivez-vous dans Rassembler le salariat. Histoire du syndicalisme spécifique Ugict-Cgt (1), une expérience syndicale « singulière » et « inédite ». Comment comprendre ces deux termes ?

Jean-François Bolzinger : « L’Ugict est une construction volontariste qui doit se réinventer en permanence ». DR

Jean-François Bolzinger. Dans le sillage de l’organisation de luttes solidaires entre les cadres et les ouvriers dans les entreprises, les dirigeants de la Cgt prennent conscience, au début des années 1960, de la place grandissante des cadres – syndiqués pour l’essentiel à la Cgc – parmi les salariés. Cette prise de conscience débouche sur une expérience singulière, dans le sens où elle cherche à rassembler le salariat non sur des bases corporatistes, mais en traitant les rapports sociaux dans le travail, l’entreprise et la société. D’emblée, cette expérience s’inscrit dans une critique de l’organisation capitaliste du travail, sans faire abstraction des conséquences de l’activité de l’encadrement, au sens large, sur les autres catégories. C’est la notion de double nature qui, dans les années 2000, évoluera en parlant de salariés « victimes », mais aussi « acteurs et vecteurs » des stratégies patronales. Il n’y a pas d’autre organisation syndicale qui ait réfléchi et agi en ce sens.

Son caractère «  inédit  » renvoie à une autre idée. La Cgt, en effet, cherche pendant longtemps comment faire pour les organiser. Si les cadres et les techniciens adhèrent en masse à la fin des années 1930 et à la Libération, ils n’y restent pas pour la plupart, les options idéologiques prenant alors le pas sur les attentes revendicatives et professionnelles de ces catégories, notamment au moment de l’opposition au plan Marshall. Au sein de la Cgt, une seule profession parvient à construire un syndicalisme de classe et de masse chez les cadres, c’est l’énergie, à travers la création en 1937 d’une organisation spécifique, solidaire et convergente  : le Groupement national des cadres (Gnc).

Ses dirigeants feront le choix de préserver l’unité du mouvement en laissant leur liberté d’appréciation à ses membres, avant de construire son opposition dans le temps. Avec la création des blocs, les batailles idéologiques sont alors très marquées, mais l’énergie les traite à partir des exigences revendicatives et professionnelles. Ce choix lui permet de garder ses syndiqués, alors que d’autres professions perdent jusqu’à 85  % de leurs adhérents. C’est l’intelligence dont a notamment fait preuve Marcel Paul, secrétaire général de la fédération Cgt de l’Éclairage. En 1963, l’Ugic bénéficie ainsi de l’expérience et de la puissance acquises par le Gnc. Il faudra pourtant presque quarante ans pour que l’Ugict s’interprofessionnalise vraiment et concerne toutes les professions.

– À la fin du XIXe siècle, la France compte à peine 18 500 ingénieurs et techniciens, pour environ 20 millions d’actifs. La Cgt ne se préoccupe alors pas d’une population numériquement très faible et considérée comme une adversaire de classe. Pourquoi et comment cela va-t-il évoluer ?

– Cette population est en effet perçue comme « alliée du patron », souvent organisée dans des associations, notamment d’anciens des grandes écoles. Le cheminement s’opère à partir des techniciens, exclus du bénéfice de la journée de huit heures, gagnée pour les ouvriers au sortir de 14-18. La revendication est notamment portée par l’Ustica, un syndicat de techniciens, qui se rapproche de la CGTU née de la scission de 1920. Cette dernière lui propose une stratégie d’alliance, mais sur ce qui l’intéresse  : c’est-à-dire non la journée de huit heures, mais les projets de nationalisation, en utilisant les compétences professionnelles des techniciens au profit du syndicalisme ouvrier… Cette stratégie explique pourquoi l’Ustica n’adhère pas à la Cgt. Pour autant, elle travaille avec elle, en partenariat. Ce n’est qu’à la fin des années 1930 que les techniciens, les cadres – dont la notion apparaît vers 1935 – et les ingénieurs adhèrent en masse à la Cgt réunifiée. Si le problème de l’organisation de cette population est posé, il n’est pas encore résolu.

– En 1959, à Toulouse, Benoît Frachon prononce un discours important dans lequel il conclut à la nécessité de renforcer les organisations Cgt d’ingénieurs, de techniciens et de cadres. Portée par le 34e congrès de la confédération, l’Ugic est créée quatre ans plus tard. Dans quel contexte ?

– Le début des années 1960 est marqué par leur participation accrue à des actions menées avec les autres travailleurs. De ce point de vue, 1963 est une année charnière. Neyrpic – un grand groupe industriel d’équipements hydrauliques et mécaniques – connaît le plus long conflit de cadres, de jeunes ingénieurs et de techniciens que la France ait connu. La construction de l’Ugic s’appuie alors sur un double mouvement  : l’augmentation quantitative de ces catégories qui représentent désormais 20  % du salariat ; leur entrée en conflit, sur des bases revendicatives. Alors que les salariés de Neyrpic entament leur troisième mois de grève, la Conférence nationale du 11 mai 1963, qui crée l’Ugic, en tire les enseignements et affirme le principe d’une double affiliation des syndicats de cadres à la Cgt et à l’Ugic. En 1969, elle regroupe les techniciens, après que leur proximité avec les ingénieurs et les cadres s’est manifestée dans les luttes de 1968. Il s’agit alors de s’organiser sur le terrain des qualifications et du travail, et non sur le terrain de la division hiérarchique orchestrée par le capital. L’Ugic devient l’Ugict.

– Au côté des qualifications et de leur reconnaissance justement, la maîtrise du temps de travail est une revendication qui structure l’activité de l’Ugict tout au long de son histoire. Comment s’est-elle développée  ?

– Après la journée de huit heures, la mise en œuvre des trente-cinq heures – au programme de la Cgt dès 1968 – s’est accompagnée d’un bouillonnement d’initiatives et de revendications des ingénieurs, cadres et techniciens. Au tournant des années 2000, en effet, ils expriment clairement « ne plus vouloir sacrifier leur vie à l’entreprise » et, avec la montée du chômage en leur sein, l’image du « cadre privilégié » devient obsolète. Ils veulent, au même titre que les autres, bénéficier de la réduction du temps de travail dans un contexte de progression du travail des femmes.

Durant cette période, l’Ufict-Métallurgie joue un rôle détonnant. Dès la fin des années 1990, elle organise une vaste campagne combinant recours à l’inspection du travail contre le non-paiement des heures supplémentaires, formes d’actions innovantes, consultations/pétitions et débats sur les lieux du travail. Lors de la mise en place des lois Aubry, les organisations syndicales de cadres prennent alors la mesure de l’aspiration de ces catégories et font, en avril 1999, une déclaration unitaire. Dans la foulée, alors que les cadres se mobilisent contre le forfait-jours sans référence horaire, une manifestation unitaire est organisée à Paris, le 24 novembre 1999, avec arrêts de travail. Malgré l’opposition de leur confédération, 50  % des bases Cfdt sont présentes. Devenue une aspiration fortement ancrée, la maîtrise du temps de travail rebondira vingt ans plus tard avec l’exigence du droit à la déconnexion, en lien avec la révolution numérique et la surexploitation de la force intellectuelle de travail.

– Les ingés, cadres et techs (Ict) représentent aujourd’hui une majorité du salariat. En quoi le syndicalisme spécifique est-il une expérience syndicale d’avenir  ?

– La démarche syndicale de rassemblement de salariés qualifiés en responsabilités avec l’ensemble du salariat est d’autant plus pertinente que les Ict sont progressivement plus divers et plus nombreux. Il reviendra aux jeunes générations de déterminer quelle forme prendra cette démarche syndicale, en permettant aux Ict de se reconnaître dans une organisation porteuse de ce qu’ils veulent être demain. À la fois outil de la Cgt et des Ict, l’Ugict est une construction volontariste, qui doit se réinventer en permanence et rapidement pour être à l’offensive dans la transformation des rapports sociaux.

Elle doit, pour cela, faire face à un certain nombre de difficultés. Progressivement, le néolibéralisme et le Wall Street management ont en effet exclu les cadres syndiqués, singulièrement Cgt, des postes de direction. Ce qui a entamé sa capacité à porter les aspirations des Ict en matière professionnelle ou sur les stratégies industrielles. L’élection d’une secrétaire générale de l’Ugict, Sophie Binet, à la tête de la Cgt offre une opportunité  : celle de reprendre pied sur les questions stratégiques.

Propos recueillis par Christine Labbe

  • Jean-François Bolzinger, Rassembler le salariat. Histoire du syndicalisme spécifique Ugict-Cgt, préface de Sophie Binet, L’Atelier, novembre 2023, 17 euros.