Point de vue Jean-Marie Harribey, économiste, maître de conférences honoraire, ancien président d’Attac.
Le droit de tous à un revenu décent ne passe pas par la mise au rancart du travail. Bien au contraire. Jean-Marie Harribey, auteur de plusieurs articles sur le revenu universel, s’en explique.
Qu’on le nomme « revenu d’existence », « revenu universel » ou « revenu de base », le projet qui consiste à verser, sans conditions, de la naissance à la mort, un revenu à tous les individus n’est pas nouveau. Depuis des décennies, la crise du capitalisme qui provoque chômage, précarité et pauvreté, que les minima sociaux ne parviennent pas à contenir, sert d’argument à ses promoteurs. Mais, avec la pandémie et l’ampleur des difficultés annoncées par la mise à l’arrêt de l’économie, l’idée reprend tout naturellement de la vigueur. Seulement voilà, cette proposition pose plus de problèmes qu’il n’y paraît.
Économiques, tout d’abord. Contrairement à ce que prétendent les partisans du revenu universel, la fin du travail n’est pas à l’ordre du jour et rien n’indique que la révolution numérique va lui permettre d’advenir. Or le principe de base sur lequel tout le monde peut s’accorder est que le revenu national est fondé sur les fruits du travail. Au-delà, entre l’activité libre et l’activité productive de valeur économique existe une différence de fond : la seconde génère un revenu, la première, non. Ensuite, l’idée souvent avancée que l’héritage du passé nous permettrait de justifier le revenu universel commet l’erreur majeure d’oublier que le revenu est issu d’un flux et non d’un stock…
À la place du budget de la protection sociale ?
Politiquement aussi, le projet n’est pas cohérent. Imaginons la situation qu’impliquerait un revenu universel dont le montant serait fixé à 1 000 euros mensuels, comme l’idée revient souvent. Effectivement, la promesse est alléchante. Sauf que pour financer un tel dispositif il faudrait pouvoir mobiliser quelque 700 milliards d’euros par an, peu ou prou l’équivalent du budget de la protection sociale actuelle. Pour y parvenir, une seule solution serait possible : siphonner celle-ci. Bien sûr, on pourrait en réduire le niveau en diminuant les sommes allouées aux enfants, en ne leur accordant par exemple que 500 euros par mois. Mais le problème resterait entier. Il serait versé pour solde de tout compte pour faire face aux aléas de la vie. Et l’on comprend que ce concept est surtout porté par les libéraux. Par ceux qui espèrent encore et toujours libéraliser le marché de l’emploi.
Inepte économiquement et inacceptable politiquement, le projet du revenu universel pose aussi un sérieux problème philosophique : celui du sens et de la place que l’on veut donner au travail. Si le travail est vecteur d’aliénation, il est aussi un facteur d’insertion essentiel dans la société. L’admettre implique de permettre à tous d’y accéder. Donc de se battre pour le plein-emploi et pour la réduction collective du temps de travail qui lui est consubstantielle. Le revenu universel tourne le dos à ce combat. Il milite pour une sortie individuelle de la crise et se conjugue parfaitement avec le développement du temps partiel, mesure individuelle et inégalitaire s’il en est… Bien sûr, dire cela ne suffit pas. Face à l’urgence sociale et aux imperfections du système de protection sociale qui laisse en particulier trop de jeunes sans droit aucun, il faut trouver une solution.
Avec la Fondation Copernic et les Économistes atterrés, nous avons publié un livre dans lequel nous démontrons qu’il est possible de créer un revenu garanti d’un montant équivalent au Smic. Une allocation qui, versée sous conditions de ressources, serait assurée à toute personne de plus de 18 ans en formation ou en recherche d’emploi, en remplacement du Rsa ou de la prime d’activité. Contrairement au revenu universel, ce dispositif aurait l’avantage de confirmer la place essentielle du travail. Et, en le faisant, il affirmerait le rôle central de la protection sociale et du besoin de travailler moins pour travailler tous. Il le ferait sans mettre en péril les comptes sociaux puisque nous estimons le coût de ce revenu garanti à 70 à 80 milliards d’euros par an, soit le montant annuel des allègements de cotisations sociales accordés aux entreprises sans contrepartie aucune. Un choix bien moins onéreux que de laisser filer la fraude et l’évasion fiscales. Dix fois moins élevé que le coût du revenu universel. Mieux, qui consolide un projet collectif du revenu fondé sur « travail utile + revenu + Rtt + protection sociale ».
Propos recueillis par Martine Hassoun
À lire, Jean-Marie Harribey, « Un revenu d’inexistence sociale ? », La Nouvelle Revue du travail, n° 11, automne 2017 ; Fondation Copernic et les Économistes atterrés, Faut-il un revenu universel ?, L’Atelier, 2017.
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