Chômage de très longue durée  : les cadres seniors fortement exposés

Alors que s’accélère la négociation interprofessionnelle sur le nouveau « pacte de la vie au travail », c’est une réalité peu connue : de nombreux cadres de plus de 55 ans inscrits à France Travail le sont depuis plus deux ans.

Édition 044 de fin janvier 2024 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Pour 32% des cadres et 38% des professions intermédiaires, le travail n’est plus soutenable. © BeneluxPix / MaxPPP

Six mois après l’entrée en vigueur de la réforme des retraites, la négociation interprofessionnelle sur un nouveau « pacte de la vie au travail » entre désormais dans le vif du sujet, en vue d’aboutir à un possible Accord national interprofessionnel. En se focalisant dans un premier temps sur le diagnostic, les discussions entre partenaires sociaux s’articulent autour de trois thématiques déclinées dans un document d’orientation transmis par le gouvernement aux organisations syndicales et patronales : la mise en place d’un compte épargne-temps universel (Cetu) ; l’atteinte du plein emploi pour les seniors ; les progressions de carrière, les reconversions professionnelles et la lutte contre l’usure professionnelle. Il y a urgence, comme l’ont démontré les mobilisations contre le passage de la retraite à 64 ans : 9 millions de salariés considèrent déjà que leur travail n’est pas soutenable, dont 32 % des cadres et 38 % des professions intermédiaires.

Parce que la réforme des retraites a imposé un recul de l’âge de deux ans pour tous et toutes, l’emploi des seniors constitue le cœur de la négociation. En France, leur taux d’emploi reste inférieur à la moyenne de l’Union européenne (UE), particulièrement bas chez les 60-64 ans (33  %, contre 46,6  % dans l’ensemble de l’UE). Le document d’orientation fixe l’objectif d’un taux d’emploi de 65  % pour cette classe d’âge, à l’horizon 2030. Comment y parvenir  ? S’il est question dans le document d’un renforcement de la négociation collective et de la lutte contre les stéréotypes liés à l’âge grâce à des outils d’autodiagnostic (index seniors), le gouvernement ne fait pas mystère de sa détermination à reculer de deux ans l’âge ouvrant droit à une indemnisation plus longue des demandeurs d’emploi. Voire à réduire la durée d’indemnisation des plus de 55 ans, comme l’a évoqué Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, invitant récemment les seniors, comme tous les actifs, «  à se secouer les puces  » pour abaisser le taux de chômage à 5  %.

En 2010, une augmentation des arrêts maladie et du chômage

En 2010 pourtant, le passage de l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans s’était traduit par une aggravation des situations d’invalidité en fin de carrière, une augmentation des arrêts maladie comme du chômage. Oublié. Pour le gouvernement, il n’y aurait en effet qu’un seul responsable de la non-reprise d’un emploi, notamment par les seniors  : les chômeurs eux-mêmes, profiteurs désignés de la «  générosité  » du modèle social. En promettant un nouveau tour de vis sur les demandeurs d’emploi (durcissement des sanctions) et en annonçant l’acte II de la réforme du marché du travail pour le printemps, Emmanuel Macron a confirmé cette stratégie lors de sa conférence de presse du 16 janvier, réitérée lors du forum de Davos. Dans un cadre contraint  : le document d’orientation transmis aux partenaires sociaux prévient ainsi  : la prise en compte de l’allongement des carrières dans le cadre de la négociation relative aux règles de l’assurance chômage aurait un impact budgétaire d’environ 440 millions d’euros sur la période 2024-2027. Or «  la négociation ne pourra pas avoir un impact défavorable sur les finances publiques  », indique le document.

Cette «  contrainte budgétaire  » ouvre donc la voie à une nouvelle réduction des droits qui affecterait fortement les ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise (Ictam). «  Nos catégories sont en effet davantage exposées au chômage de très longue durée que les autres, une réalité encore méconnue  », souligne Agathe Le Berder, membre de la délégation CGT et secrétaire générale adjointe de l’Ugict-CGT. Cette réalité est notamment documentée dans deux études  : un portrait statistique des cadres seniors réalisé en septembre 2023 par l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) et une enquête de Pôle emploi publiée en 2022 sur les cadres seniors demandeurs d’emploi. Cette dernière montre que, pour 81  % d’entre eux, leur entrée au chômage est la conséquence d’une rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur – rupture conventionnelle le plus souvent. Fin janvier 2021, ils étaient ainsi plus de 700 000 inscrits à Pôle emploi à être en recherche d’un emploi cadre. Dès lors, l’âge agit comme un facteur discriminant dans l’accès à l’emploi. Il l’est pour tous et toutes mais il est plus prononcé par les cadres. À tel point, soulignent les auteurs de l’étude, «  qu’une part importante des cadres seniors [au chômage] le sont depuis plus de deux ans  »  : 29  % pour celles et ceux âgés entre 55 et 59 ans, et 39  % au-delà de 60 ans.

Les femmes à la recherche d’un emploi, majoritaires après 50 ans

Si l’on peut ainsi anticiper les effets destructeurs qu’aurait un abaissement de la durée d’indemnisation à dix-huit mois (contre vingt-sept aujourd’hui) des plus de 55 ans, ils le seraient davantage encore pour les femmes – qui représentent aujourd’hui 32  % des cadres seniors –, déjà pénalisées par les inégalités salariales et des parcours professionnels plus chaotiques. Toujours en 2022, les femmes à la recherche d’un emploi étaient majoritaires dans la tranche d’âge des 50-59 ans (52,9  %) et de 60 ans ou plus (52,3  %). De plus en plus diplômées, elles ont, en outre, vu leur situation radicalement changer en vingt-cinq ans  : désormais 44,8  % des femmes inscrites à Pôle emploi sont cadres, contre 37  % en 1996. Dans la fonction publique, où leur part a augmenté de quatre points dans la catégorie A en dix ans, leur situation est également problématique  : une étude qualitative a montré que l’allongement de la vie active, combinée à la réforme des carrières publiques, creuse les inégalités de genre et d’âge. En plaçant les femmes fonctionnaires seniors devant un dilemme  : s’engager dans «  la compétition  » pour celles qui en ont les ressources… ou se mettre en retrait.

Dans le rejet massif de la réforme des retraites, les plus de 55 ans ont ainsi, avant tout, exprimé le refus de travailler plus longtemps, singulièrement à l’approche de la date de leur départ. Certains d’entre eux font déjà le choix contraint d’utiliser leur compte épargne-temps (CET), mis en place par accord collectif et alimenté en temps (jours de RTT non pris, par exemple) ou en argent (prime d’ancienneté, 13e mois…), pour aménager leur temps de travail en fin de carrière, en prenant les jours cumulés juste avant leur départ à la retraite. Ce dispositif, souvent détourné en outil de flexibilisation du temps de travail, intéresse toutefois des effectifs limités  : selon le bilan de la négociation collective 2022, moins de 10  % des accords portant sur la thématique du temps de travail ont abordé la question du CET.

Faut-il aller plus loin  ? C’est l’objectif fixé par le gouvernement qui, dans son document de cadrage de la négociation, pose le principe de la création d’un compte épargne-temps universel (Cetu), avec le risque de reporter sur les individus la responsabilité d’organiser leur carrière – et leur fin de carrière. Revendication de longue date de la CFDT, le Cetu serait opposable, prévoirait une portabilité des droits et serait géré par un tiers. À charge pour les partenaires sociaux de négocier au moins sur trois points  : les modalités de fonctionnement du Cetu  ; le périmètre des salariés bénéficiaires  ; les modalités d’alimentation du compte (temps, éléments du salaire, sommes issues de l’épargne salariale…). Après la phase de diagnostic, les partenaires sociaux ont programmé dix séances de négociation jusqu’à la fin du mois de mars pour tenter d’aboutir à un accord, qui serait alors transposé pour l’essentiel dans un projet de loi, annoncé pour l’été.

Christine Labbe