Table ronde -  Table ronde – Management : ce que peut le travail

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Face à un management qui impacte la santé des salariés et des managers eux-mêmes, comment reprendre la main ? En repartant des situations réelles de travail, répondent les participants. Au cœur de cet enjeu : la question des droits nouveaux et celle des objectifs qui, dans l’entreprise, doivent être discutés et négociés : avec des moyens.

Participants :

  • Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-Cgt ;
  • Jean-François Laguide, secrétaire général adjoint de l’Ufcm de la Cgt-Cheminots ;
  • Albert Papadacci, délégué syndical central Cgt-Korian ;
  • Magali Hieron-Ekuka, membre du comité fédéral Cgt Banques-Assurances, déléguée nationale Cgt du Crédit lyonnais, membre de la Ce de l’Ugict-Cgt ;
  • Christine Labbe, Options.

Options  : Le dernier baromètre Ugict-Cgt/Sécafi fait le constat d’un management « dégradé » qui nie en particulier le rôle contributif des cadres par rapport aux stratégies d’entreprises. À quoi doivent-ils aujourd’hui faire face ?

Jean-Luc Molins : Nous sommes dans un contexte de mutations profondes des organisations du travail, en lien notamment avec la transformation numérique des entreprises : c’est un contexte très perturbant et mouvant par rapport au contenu des métiers, à leur périmètre, aux choix faits par les entreprises d’investir ou non dans un certain nombre de domaines, comme la formation ou l’utilisation même des outils numériques. Dans ce nouveau cadre de travail, il apparaît des tendances lourdes au plan interprofessionnel : 72 % des cadres ne sont pas associés aux choix stratégiques des entreprises ; 54 % sont confrontés à des problèmes d’éthique dans le cadre de leur activité professionnelle. On leur demande de faire ce qu’ils désapprouvent. Ce baromètre, réalisé tous les ans, nous permet ainsi d’observer ces évolutions en mettant en évidence des marqueurs forts en termes de conditions de travail et de management.

Jean-François Laguide : À la Sncf, le management a connu sa plus grande évolution autour de la question des objectifs. Cette évolution s’est matérialisée durant la présidence de Louis Gallois, avec la mise en place des dirigeants de proximité : il s’est alors agi de ramener la fonction managériale au plus près du terrain, de manière à en faire des militants de l’entreprise. D’objectifs axés sur la sécurité, la qualité de production ou de service, l’entreprise est passée à des objectifs de rentabilité, avec la nécessité de dégager une marge opérationnelle. Le management lui-même est dit « participatif ». C’est pour nous un piège, comme l’illustrent les entretiens individuels d’appréciation, où l’on cosigne et accepte de fait des objectifs pour lesquels il y a peu de débat.

Dans ce contexte, notre démarche revendicative s’appuie toujours sur le triptyque autorité-moyens-compétences. L’autorité, nous l’avons de fait puisqu’il y a une délégation de pouvoir sur le manager de proximité. Si les moyens manquent cruellement, les compétences sont également complexes à appréhender, car les managers sont aujourd’hui privés de la compétence technique pour évaluer la faisabilité des objectifs.

Albert Papadacci : Chez Korian (380 établissements, 22 000 salariés), nous retrouvons ce que montre le baromètre Ugict/Sécafi : plus de 60 % des cadres ne croient pas à la politique ni au projet de l’entreprise. Nous retrouvons aussi la primauté accordée à la rentabilité, au détriment de l’humain. Le management a basculé en une dizaine d’années, avec le départ des « vieux » directeurs d’établissement qui, au bout de trente ans de travail, savaient gérer des salariés, et dont le récent mouvement dans les maisons de retraite a montré qu’ils travaillent très durement.

Aujourd’hui, faute d’autonomie notamment, la nouvelle génération de directeurs et directrices d’établissements n’est plus en mesure de mettre en place un management susceptible d’« accompagner » cette dureté du travail. Ils gèrent essentiellement les taux d’occupation demandés par l’Agence régionale de santé pour déterminer les financements et délèguent la gestion sociale à des cadres qui ont la compétence technique pour bien faire leur métier mais pas pour gérer des équipes. Conséquence : le turn-over de ces directeurs, qui croulent sous la charge de travail et travaillent soixante heures par semaine, atteint 40 %. C’est bien qu’il y a un problème de gestion ! Fait nouveau : certains s’adressent à la Cgt pour témoigner de leurs difficultés à manager, sans moyens. Ils n’ont, par exemple, pas les budgets pour mettre en pratique des accords d’entreprises pourtant chiffrés.

Avec la mise en place des dirigeants de proximité , il s’est agi de ramener la fonction managériale au plus près du terrain, de manière à en faire des militants de l’entreprise. D’objectifs axés sur la sécurité, la qualité de production ou de service, l’entreprise est passée à des objectifs de rentabilité.

Magali Hieron-Ekuka : Notre secteur d’activité symbolise les conséquences du « lean management » sur l’exercice professionnel et les conditions de travail des salariés, et en particulier celles des managers de proximité surreprésentés dans le réseau commercial. On y retrouve des marqueurs : un turn-over important, une moyenne d’âge qui baisse, une forte technicité accompagnée d’une qualification initiale élevée, mais aussi un isolement des salariés, privés de collectifs de travail. Si le management a évolué, il garde aussi ses fondamentaux, comme celui d’animer une équipe de commerciaux tout en ayant la charge de déterminer des objectifs et de les répartir entre les collègues, même si cette fonction est de plus en plus « pré-encadrée ». Mais il s’exerce également de plus en plus « à distance », avec moins de temps consacré à l’échange avec les salariés.

Cela se ressent au quotidien mais aussi au moment des évaluations, dont le volet formation par exemple est très rapidement évacué, voire sous-traité au salarié lui-même – qui d’ailleurs s’auto-évalue davantage qu’il ne se forme. La pression est forte sur les managers de proximité, chargés de la conduite du changement alors que leur métier est en pleine évolution. Ils ne sont plus armés pour aider leurs collègues. Après avoir alerté ses managers de proximité, une jeune salariée, entrée au Crédit lyonnais en 2017, s’est ainsi adressée par lettre à la Cgt, et c’est plutôt rare, pour faire part de son isolement et de son mal-être. Après plusieurs arrêts de travail, elle a demandé à changer d’agence, dernier stade avant l’abandon de poste.

Pression des indicateurs financiers, intensification du travail, manque de moyens… Comment caractériser l’impact du management sur la santé des salariés ? Comment y faire face ?

Jean-François Laguide : Cela génère une souffrance au travail, une montée des risques psychosociaux et une perte du sens du travail. Au sein de l’encadrement, la première cause de cette souffrance provient du fait qu’il ne décide pas de son travail tout en se trouvant confronté à une intensification du travail qui engage son équilibre entre vies professionnelle et privée. Il est à la fois « victime » – notamment des conditions de travail – et « vecteur » car porteur de décisions auxquelles il n’adhère pas. Il faut se réapproprier la notion de subordination qui permet de protéger le salarié : comme cadres, nous ne sommes pas payés pour être forcément d’accord, mais pour faire un métier et exercer des compétences.

Les managers sont soumis à un important stress commercial et les salariés dans leur ensemble souffrent de la mauvaise qualité du travail. Ils s’interdisent presque de comprendre la souffrance de leurs collègues, alors que les résultats financiers sont bons.

De fait, nous devons assumer les conséquences de décisions qui ne sont pas prises par nous, comme une production mal faite. Cela met en danger la santé du manager de proximité lui-même comme celle des équipes qui lui sont subordonnées. Avec, en outre, une individualisation des responsabilités, dans le cadre d’un système basé sur des objectifs de résultats et non de moyens. Il faut arriver à dire « stop » : à l’Ufcm, nous y travaillons en essayant de mener un combat pour cette prise de conscience. Récemment d’ailleurs, un jeune dirigeant de proximité a été mis en examen pour homicides et blessures involontaires dans l’accident de Brétigny-sur-Orge. Un rapport d’expertise a pourtant diagnostiqué un dysfonctionnement structurel et non une faute individuelle. Problème : il avait juridiquement contractualisé ses objectifs.

S’il n’avait pas les moyens de les atteindre, pourquoi ne l’a-t-il pas dit ? L’une des raisons est à chercher du côté des gratifications, au travers des primes individuelles de résultat avoisinant l’équivalent de deux mois de salaire. Mais c’est le salaire de la peur : les collègues s’engagent sur des objectifs qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir tenir. Le cas de Brétigny est typique de cette dérive : le dirigeant de proximité n’avait pas les moyens humains et financiers d’exercer toutes ses tâches, mais il a signé et n’a pas tiré la sonnette d’alarme. D’où la nécessité, dans un premier temps, d’alerter la hiérarchie et de faire remonter les difficultés. À l’Ufcm, nous menons une campagne sur ce thème. Dans une lettre aux dirigeants de proximité, nous cherchons à les sensibiliser sur les risques encourus à s’engager sur des objectifs sans les moyens associés.

Jean-Luc Molins : Les entreprises ont, en matière de santé et de sécurité au travail, une obligation de résultat qui glisse vers une obligation de moyens ; c’est le phénomène inverse pour les salariés. En réalité, comme cela a été le cas à Orange, une révolution culturelle est en cours avec l’entrée en force des gestionnaires et le passage d’une logique d’expertise technique à une logique financière. Dans ce nouveau cadre, les pratiques managériales n’ont rien d’éthique en organisant une scission entre les cadres stratégiques et les cadres opérationnels, confrontés aux réalités de terrain sans pouvoir agir sur les décisions stratégiques. Ces managers, jugés en grande partie sur leur capacité à faire accepter des décisions qui ne devraient pas l’être, ont déserté leur rôle de régulation du travail, ce qui porte atteinte au sens du travail et à la reconnaissance des salariés. À cela s’ajoutent l’explosion du temps de travail réel et l’absence de frontières entre vies professionnelle et personnelle. Sans être véritablement effectif, le droit à la déconnexion progresse dans les esprits.

Albert Papadacci : Le travail tue en France et c’est aussi particulièrement le cas dans le secteur de la santé et de l’action sociale. Sous la pression des exigences de rentabilité, le manager de proximité qui ne parvient plus à remplir sa mission travaille la boule au ventre et peut devenir maltraitant. Les salariés reconnaissent eux-mêmes de la maltraitance vis-à-vis des personnes âgées. Certains l’ont dit publiquement et ont été licenciés. Dans les maisons de retraite, cela crée des conflits à l’occasion desquels la Cgt pose un certain nombre de revendications : moins de charge de travail, davantage de moyens humains et matériels, absences remplacées à 100 % alors que le système a organisé la présence d’un salarié pour 10 personnes âgées… Problème : on se rend très vite compte que le directeur d’établissement n’a aucun pouvoir de négociation ; il est privé de moyens pour répondre aux revendications ; la direction générale se contente de le changer. À la Cgt, nous disons qu’il faut un soignant pour un résident dans tous les Ehpad.

Magali Hieron-Ekuka : Les managers sont soumis à un important stress commercial et les salariés dans leur ensemble souffrent de la mauvaise qualité du travail, alors que les résultats financiers sont bons. L’analyse des experts réalisée pour le Cce a d’ailleurs montré que la trajectoire financière attendue suite à la mise en place de la stratégie d’entreprise est respectée. Cela implique que les managers eux-mêmes ont rempli leurs objectifs : ils s’interdisent presque de comprendre la souffrance de leurs collègues, ont des étapes à franchir pour lesquelles il y a une rémunération variable individuelle et de l’intéressement.

De son côté, l’entreprise a une obligation légale de protection de la santé physique et mentale de ses salariés, en engageant un certain nombre de moyens. Cela englobe les risques psychosociaux. C’est donc à bon compte qu’elle s’affiche « vertueuse » pour ce qui est de la préservation de la santé au travail : recours à des psychologues, à des assistantes sociales ou à un service Rh… En réalité ce n’est qu’une vitrine qui ajoute à la souffrance en faisant croire que la direction veille à la santé et à la qualité de vie au travail. Pour la jeune salariée qui a fait appel à nous, ce dispositif n’a servi à rien. Notre rôle est de rappeler la responsabilité de l’entreprise.

Jean-François Laguide : Alors que la réglementation du travail a été faite pour adapter le travail aux contraintes physiologiques de l’être humain, c’est l’inverse qui se produit : c’est désormais à l’être humain de s’adapter aux contraintes du travail. Il faut éveiller les consciences dans ce domaine. Tout comme il est nécessaire de lutter contre la mise en concurrence des salariés qui crée de la souffrance : quand il y a un dysfonctionnement, on pointe un responsable, un supposé « maillon faible » accusé, en outre, d’affaiblir la part collective liée aux résultats. Au détriment de la coopération et de la restauration des collectifs de travail.

Il faut aussi résister à la mise en opposition des catégories de personnels, directeurs contre soignants, organisée pour mieux masquer la misère des Ehpad. Si le manager a le soutien de son équipe, il est davantage protégé.

Comment, justement, reprendre la main ? Quelles sont les conditions de transformation du management ?

Jean-Luc Molins : Dans le cadre d’un travail réalisé avec l’Anact sur les Rh de proximité à l’ère du numérique, nous avons rencontré une soixantaine de cadres et récolté 300 témoignages. Des points clés ont été mis en évidence : développer les espaces de délibération pour discuter du contenu du travail ; accorder de nouveaux moyens aux managers de proximité et des capacités d’intervention sur le contenu et les organisations du travail ; trouver des solutions numériques et opérationnelles pour « flexibiliser » l’organisation au service de ceux qui font le travail. Il s’agit d’adapter l’activité aux salariés, c’est-à-dire de penser l’organisation avec eux : c’est un renversement de perspective.

Il faut ainsi revenir au concept d’intelligence collective pour redéfinir les cadres du travail, être dans une logique de soutien aux collègues, y compris de la part de la hiérarchie. C’est à partir de l’expression du travail qu’on pourra poser les conditions d’un dialogue et de relations sociales de qualité. Cela passe notamment par la conclusion d’accords syndicaux pour encadrer les processus de transformation et mettre en place des garde-fous.

Albert Papadacci : Comment, dans ce contexte, parler aux cadres ? C’est un grand débat que nous avons, en particulier avec l’Ugict. Au niveau interprofessionnel, comme animateur d’une union locale, je leur propose de rédiger une fiche de poste, comme ils le font d’ailleurs avec les salariés pour préparer l’entretien individuel. Au départ ils sont surpris de devoir répondre à un questionnement sur leur métier, leur travail, leur équilibre professionnel et familial. Mais cet exercice provoque la réflexion, d’autant qu’ils réalisent, en rapportant leur salaire au nombre d’heures réellement travaillées, être payés à peine 8 euros de l’heure… Cela participe de leur prise de conscience. Il faut aussi résister à la mise en opposition des catégories de personnels, directeurs contre soignants, organisée pour mieux masquer la misère des Ehpad. Si le manager a le soutien de son équipe, il est davantage protégé. Lors d’un conflit, il nous est ainsi arrivé de faire une pétition à la demande des salariés pour demander le maintien d’un directeur.

Jean-François Laguide : Intervenir sur les objectifs en se réappropriant son travail est la clef d’une véritable alternative. Ces objectifs doivent être partagés, négociés, avec des moyens, pour donner un but commun et retrouver du sens au travail. Le management s’en trouverait profondément modifié, avec davantage de « coopération », où chacun est en capacité d’amener ses compétences au service de l’intelligence collective, que de « collaboration ». Il faut toujours repartir du travail. Or syndicalement, nous avons parfois un problème en apportant des réponses à des questions que les salariés ne se posent pas. Dans ce cas, nous ne pouvons pas être audibles. Amener les salariés à réfléchir et à se poser des questions, c’est une première étape et pour nous un véritable enjeu. Cela ne sert à rien d’avoir raison tout seul.

Magali Hieron-Ekuka : Les managers doivent pouvoir être associés en amont à la stratégie et discuter des objectifs afin de se les approprier. Il faut également réinterroger le rôle et l’influence des salariés administrateurs dans les conseils d’administration où se décident les stratégies sur lesquelles il y a lieu d’agir. Je partage la proposition qui vise à recréer des espaces de discussions, pour revitaliser en particulier le droit d’expression des managers et des salariés. Le manager de proximité doit veiller à s’adresser avec bienveillance et empathie à l’équipe afin de créer une atmosphère propice à un service commercial de qualité. Il doit être également bien traité et respecté, tant par sa hiérarchie que par ses subordonnés. Il faut insister également sur le droit d’alerte et la possibilité de dire « stop », via un droit de refus et d’alternative vis-à-vis d’une directive contraire à l’éthique professionnelle – un droit garanti collectivement. Et même si nos analyses sont pertinentes, il faut repenser le syndicalisme et ses pratiques, pour ne pas réfléchir à la place de nos collègues.

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