Énergie : barrages en eaux vives

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Photo : Vincent Isore/Ip3/Maxppp
Vaste patrimoine qui a contribué à l’industrialisation des territoires, les installations hydrauliques sont menacées de privatisation. Cela va bien au-delà de la production d’électricité : parce que les barrages participent de multiples usages de l’eau, les enjeux sont à la fois énergétiques, industriels et environnementaux.

C’est tout un symbole : construites dans leur grande majorité après guerre pour participer à la reconstruction du pays, les installations hydroélectriques sont aujourd’hui menacées de privatisation. C’est du moins l’ambition du gouvernement qui, il y a quelques mois, a engagé une négociation avec la Commission européenne pour la mise en concurrence des concessions hydrauliques, à l’occasion de leur renouvellement. Mais l’opposition est vive, aussi bien du côté des syndicats que des élus ou des usagers.

Le 13 mars, à l’appel de l’intersyndicale Cgt-Fo-Cgc-Cfdt, plusieurs centaines de personnes ont manifesté devant le Parlement européen à Strasbourg pour faire « barrage à la privatisation des barrages », alors que le taux de grévistes atteignait 70 %. Quelques semaines plus tard, une chaîne humaine protégeait symboliquement le barrage du Sautet, construit au niveau d’un ancien verrou glaciaire très étroit, dans le canyon du Drac, en Isère.

À ce jour, 450 concessions, qui viennent progressivement à échéance, sont exploitées par trois opérateurs historiques : Edf, la Compagnie nationale du Rhône (Cnr) et la Société hydro-électrique du Midi (Shem), principalement présente dans les Pyrénées. Au fil des décennies, s’est ainsi constitué un vaste patrimoine qui a contribué à l’industrialisation des territoires, notamment dans les vallées de montagne.

Une énergie renouvelable convoitée

Combien de ces concessions sont menacées de privatisation ? Technicien d’exploitation de métier, aujourd’hui délégué syndical Cgt à l’unité de production Alpes d’Edf, Fabrice Coudour refuse de se focaliser sur les chiffres. « Plus d’une centaine de barrages seraient concernés. Mais ce que nous refusons, c’est le principe même de mise en concurrence. L’hydroélectricité n’a rien à faire sur un marché spéculatif. Si cela devait être le cas, d’autres concessions, demain, suivront », assure-t-il, alors que les enjeux sont immenses, en termes énergétiques, industriels et environnementaux.

Une multitude d’opérateurs sont déjà aux aguets. Seraient ainsi intéressés l’allemand E.on, l’espagnol Iberdrola, l’italien Enel, le norvégien Statkraft… mais aussi Total, devenu fournisseur d’électricité après le rachat de Direct Énergie, et qui cherche à devenir, notamment pour des raisons d’image, « un acteur majeur des renouvelables ». L’atout majeur de l’hydraulique, c’est justement qu’il n’émet pas de gaz à effet de serre : il représente 12 % de la production électrique totale et fournit au pays près de 60 % de son électricité renouvelable. Et avec une spécificité de taille : c’est la seule dite « pilotable », qui peut être stockée. Elle participe ainsi de l’équilibre du système en permettant d’ajuster en permanence la production et la consommation, en complément des énergies renouvelables intermittentes que sont l’éolien et le solaire.

On comprend mieux pourquoi cette énergie est à ce point convoitée, d’autant que toutes les infrastructures, bâties il y a plusieurs décennies, sont amorties depuis longtemps : « Ce serait une poule aux œufs d’or pour les futurs repreneurs. Tout ce qui sera produit sera du cash », explique Laurent Hérédia, secrétaire national de la Fédération nationale Mines-Énergie (Fnme-Cgt). Une poule aux œufs d’or qui, à l’autre bout de la chaîne, mènerait inévitablement à une hausse des tarifs pour les consommateurs, prévient-il : « Parce qu’ils sont à la recherche d’une rentabilité immédiate, les opérateurs privés seront tentés de raréfier la production pour faire monter artificiellement le prix du mégawatt à la bourse de l’électricité. » Ce n’est pas une fiction : cela s’est déjà produit et se produit encore, comme en Californie où il est désormais question d’une renationalisation du secteur.

Territoires : de l’eau potable à la gestion des crues

L’inquiétude est également vive dans les collectivités. « Un barrage, ce n’est pas seulement de la production d’électricité », prévient Fabrice Coudour. Si la France est aujourd’hui le 2e pays européen producteur d’hydroélectricité derrière la Norvège, l’ensemble des réservoirs présents sur le territoire servent aussi à l’agriculture (irrigation), au tourisme (gestion des débits pour les sports en eaux vives…), à la santé publique (eau potable, maintien des nappes phréatiques), à la sûreté (gestion des crues), au refroidissement des centrales nucléaires… « Comment peut-on décider de réduire le dossier des concessions hydrauliques au seul niveau technique, sans intégrer l’ensemble des enjeux liés aux multi-usages de l’eau ? » s’interroge ainsi le collectif Hydro de la Fnme dans un courrier envoyé aux maires. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que la proposition gouvernementale repose sur un renouvellement par lots de trois à cinq concessions, sans se soucier  de la cohérence hydraulique de chaque vallée, et ouvrant la voie à une multiplication des opérateurs.

La proposition gouvernementale ouvre la voie à une multiplication des opérateurs. Cela risque de déstabiliser l’ensemble du système et l’économie des vallées, alors que la maîtrise de l’eau permet d’assurer des missions essentielles d’aménagement du territoire, de gestion des ressources ou encore d’emploi.

Cela risque de déstabiliser l’ensemble du système et l’économie des vallées, alors que la maîtrise de l’eau permet d’assurer des missions essentielles d’aménagement du territoire, de gestion des ressources ou encore d’emploi, avec 20 000 emplois directs ou indirects. C’est ce que montre notamment le projet de la Fnme-Cgt pour les concessions hydrauliques, travaillé avec les trois opérateurs historiques et rendu public en mars. Ailleurs en Europe, les pays, qu’ils soient membres ou non de l’Union européenne, tentent d’ailleurs de garder ou de retrouver une maîtrise publique de ce secteur stratégique. C’est le cas en Norvège, où tout candidat à l’attribution d’une concession doit être public au minimum à 70 %. « Dès lors qu’une concession arrive à échéance, elle tombe dans l’escarcelle de son entreprise publique », explique Laurent Hérédia. Pourquoi la France resterait-elle à l’écart de ce mouvement ?

En juillet, la Commission européenne a rejeté la proposition française. En substance : pas assez d’ouverture à la concurrence, pas assez rapide. Il faut dire qu’en août 2015, la loi sur la transition énergétique et pour la croissance verte a posé plusieurs cas de figure. Si l’un prévoit le renouvellement des concessions en échange de travaux et, donc, d’investissements, les deux autres se traduisent par des possibilités d’ouverture : une mise en concurrence pure et simple ; la création d’une société d’économie mixte où la part des collectivités serait de 34 % minimum, donc potentiellement de 66 % pour la part privée.

La concurrence n’a rien d’obligatoire

Mettre en œuvre ce qui a été décidé, tout en émettant des réserves, en particulier sur le maintien ou le renforcement de « la position dominante d’Edf » : c’est le sens qu’il faut donner à la mise en demeure que la Commission européenne a fait parvenir à la France. Mais cet argument, la Cgt le réfute, comme l’explique Laurent Hérédia : « Il est contestable, car cette mise en demeure se base en réalité sur des analyses de 2013. Or, depuis, le secteur s’est profondément transformé en amont et en aval, avec notamment la présence de multiples fournisseurs d’électricité (Edf, Engie, Direct Énergie, maintenant Leclerc…). À tel point qu’Edf perd désormais 100 000 clients en moyenne par mois, comme l’a montré le dernier bilan de la Commission de régulation de l’énergie. »

D’autres choix sont possibles. Parce que le fonctionnement du secteur est incompatible avec la loi du marché, l’énergie doit être retirée du secteur marchand, explique la Cgt, pour qui « la concurrence, contrairement à ce que l’on prétend, n’a rien d’obligatoire ». En s’appuyant sur l’analyse des usages de l’eau, le projet de la Fnme exige que les concessions hydrauliques soient considérées comme des services d’intérêt économique général (Sieg). Services de nature économique soumis à des obligations de service public dans le cadre d’une mission particulière d’intérêt général, ils peuvent comprendre des services fournis par des grandes entreprises de réseau, comme les transports, les services postaux, l’énergie…

Et c’est à chaque État membre de déterminer, chacun pour son territoire, ce que sont ses Sieg, de les organiser et d’assurer leur financement. « Avec l’eau et l’électricité, vous tenez le pays », dit un technicien d’Edf dans l’un des épisodes d’un film de Gilles Balbastre coproduit en 2018 par la Fnme-Cgt, Main basse sur l’énergie. Le gouvernement est-il prêt à prendre ce risque ?

Christine Labbe

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