Haute fonction publique : les paradoxes de la fabrique des élites

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Le 19 avril 2016 était inauguré le Drahi-X Novation center, l’« incubateur de start-ups » de l’École polytechnique financé par le milliardaire Patrick Drahi. Photo : Christophe Morin/IP3/Maxppp
La haute fonction publique a besoin de profils diversifiés, mais les grandes écoles qui y mènent leur restent peu ouvertes. Le renouveau viendra-t-il de leur reformatage, seul atout pour limiter le recours à la contractualisation ?

Créer les conditions d’une fonction publique du XXIe siècle dépoussiérée de tous ses supposés immobilismes : c’est le leitmotiv du gouvernement qui doit, d’ici à la fin de l’année, parachever sa loi de transformation de la Fonction publique. Des mesures sont encore attendues, notamment celles relatives à la formation et au recrutement des hauts fonctionnaires des trois fonctions publiques. Elles sont censées s’inspirer du rapport confié à Frédéric Thiriez en mai dernier, et qui doit être rendu en novembre. Pour piloter ce renouveau, l’État compte en effet s’appuyer sur des cadres et cadres supérieurs capables de porter des discours et des pratiques innovantes… et en même temps… toujours attachés au service de la nation et de l’intérêt général, qu’ils soient sous statuts ou sous contrat de droit privé.

De quelles « nouvelles méthodes » s’agit-il véritablement, avec quels objectifs réels ? Quels profils former et recruter pour les transmettre ? Ces questions sont indissociables et reviennent depuis des années dans les débats. La première interroge la pertinence de modes de gestion venus du privé comme outil pour rendre la Fonction publique plus efficace, tout l’attirail idéologique et pratique du new public management en particulier.

Pour l’heure, ils ont surtout été utilisés pour supprimer des services et réorganiser les effectifs, pour rentabiliser – sans toujours en améliorer la qualité – les services rendus à la population. Jean-Michel Delaye, intervenant à l’Institut national des études territoriales (Inet), confirme par exemple qu’à l’Inet, « les contenus de formation du haut encadrement restent axés sur la réduction des coûts et l’accompagnement à la politique du changement, le “décrutement”, ou encore les études de cas sur les appels d’offres pour confier du service public au privé ».

Interchangeabilité, adaptabilité, efficacité : du neuf, vraiment ?

La réforme en cours reste sur la même logique quand elle envisage un recours encore plus massif à des contractuels, sans restriction sur les plus hauts postes de responsabilité. Ces salariés n’auront pas d’autre choix que de s’acquitter de la mission pour laquelle ils ont été ponctuellement recrutés – sur des contrats de projets de six ans notamment, quels que soient leurs principes ou leurs arrière-pensées : ils seront des exécutants des politiques décidées par les gouvernants, d’autant plus consentants s’ils ont été choisis pour occuper des postes de direction.

On est loin du souci de doter l’État de hauts serviteurs loyaux mais non serviles, et encore plus d’un recrutement démocratique : les élèves sont aussi, à 65 %, des hommes, et quasiment tous préparés au concours à Paris .

Est-ce le modèle sur lequel la mission Thiriez travaille ? Pour rappel, l’énarque, avocat et ex-président de la Ligue de football professionnel s’est vu confier par Emmanuel Macron la tâche de faire des propositions sur la réforme de la haute fonction publique à l’issue du grand débat national organisé pour désamorcer la crise des gilets jaunes. Il a, au départ, été annoncé que l’École nationale d’administration, symbole supposé de la rupture entre la population d’en bas et les élites, allait être supprimée… objectif qui n’est pourtant pas affiché dans sa lettre de mission !

Dans Le Monde du 22 mai, Frédéric Thiriez expliquait qu’il ne s’agirait pas de supprimer l’Ena ou d’autres grandes écoles, mais de les « décloisonner » en développant d’autres dispositifs pour attirer les meilleurs vers la Fonction publique. De sortir en particulier de la « conception très académique de l’excellence » qui favorise les enfants des classes aisées, où se recrutent 80 % des élèves des grandes écoles. De diversifier le recrutement pour qu’il soit davantage à l’image de la population française, tout en s’assurant qu’il reste sélectif : recruter par concours, c’est toujours plus neutre que de le faire par copinage ou au risque de collusions politiques ou économiques – même si on sait que les épreuves orales, par exemple, valorisent des comportements et des codes mieux intégrés par les catégories sociales dominantes.

Quid des problématiques spécifiques à la Fonction publique ?

Le rapport Thiriez devrait également préconiser une plus grande valorisation de l’expérience et des pratiques de terrain, et peut-être suggérer que se crée une nouvelle grande école, capable de « créer une culture commune du service public » avec un tronc commun d’au moins un an pour les futurs hauts fonctionnaires de l’État, de la territoriale, de l’hôpital comme de la police, et des stages croisés dans les diverses institutions. L’énarque-businessman estime par ailleurs que « l’État n’est pas un bon Drh », et qu’il n’est plus possible de se contenter des classements à la sortie d’école (la fameuse « botte ») pour déterminer une affectation à un grand corps de l’État et le déroulement de carrière de toute une vie.

La Cgt-Fonction publique porte aussi des propositions, comme le détaille Jan Martin, magistrat, énarque et représentant Cgt au conseil d’administration de l’Ena : « La remise en cause de l’Ena telle quelle fonctionne aujourd’hui a le mérite de rappeler que l’état d’esprit qui présidait à sa création en octobre 1945 s’est perdu, à la faveur de la reproduction d’une élite républicaine fonctionnant sur l’illusion de la méritocratie, mais qui se reproduit comme une caste et se soucie de moins en moins de l’intérêt général. »

On est loin du souci de doter l’État de hauts serviteurs loyaux mais non serviles, et encore plus d’un recrutement démocratique : les élèves sont aussi, à 65 %, des hommes, et quasiment tous préparés au concours à Paris : « La troisième voie créée en 1990 par un concours ouvert aux associatifs, syndicalistes, salariés et élus locaux se révèle le plus souvent être une passerelle pour des salariés des secteurs de la finance et de l’audit, souvent déjà diplômés de grandes écoles… »

Le concours interne attire quant à lui de moins en moins de candidats (59 pour 32 postes en 2019), d’autant qu’il n’ouvre pas aux mêmes déroulements de carrière. À quoi bon, quand le gouvernement décide en même temps qu’il sera possible de recruter des contractuels, autrement dit n’importe qui, à des postes de direction ? Quant aux contenus de formation, ils s’appauvrissent d’autant plus que le cursus est passé de vingt-quatre à vingt mois, noyant dans une doxa chère aux entreprises du Cac 40 les problématiques et pratiques liées à la gestion des finances et des politiques publiques.

Pour la Cgt, une véritable réforme de l’Ena consisterait par exemple à préparer et à recruter sur tout le territoire des candidats ayant des profils et des expériences diverses, et à faire de l’Ena une école d’application et non une machine à classer qui ne motive que les ambitions personnelles, « en construisant un programme de formation reposant sur une doctrine d’enseignement de la gestion et des politiques publiques, prenant en compte la réalité et les besoins des services publics ». Thomas Deregnaucourt, directeur dans un centre d’action sociale et ancien élève de l’École des hautes études en santé publique (Ehesp), partage ce point de vue : « Pourquoi pas un tronc commun pour rappeler les principes et les valeurs communs au service de l’intérêt général ? Mais sans éluder les spécificités de chaque situation professionnelle, tant du point de vue de l’expertise que de la nature des responsabilités de chaque métier. Faire croire que nous pourrions être interchangeables et opérationnels en toutes circonstances, c’est nier nos savoirs professionnels. »

Il serait donc souhaitable de développer les temps de présence et les retours d’expérience sur des terrains d’intervention diversifiés, au plus près de la réalité des besoins quotidiens, particulièrement importants dans la santé et l’action sociale. « Nous avons besoin de formations initiale et continue qui valorisent également notre capacité à faire des propositions, à faire preuve d’inventivité, bref, notre rôle contributif. C’est à ces conditions, en faisant de nos fonctions des métiers plus attractifs et mieux reconnus, que pourraient se construire un autre management et une Fonction publique renouvelée. » Rien ne semble pourtant présager que les réponses apportées par la réforme ne seront pas des plus paradoxales.

Valérie Géraud

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