Il y a quelques décennies, les kiosques de gares regorgeaient de livres sur le management de l’entreprise. Aujourd’hui, le bien-être individuel, l’épanouissement au travail et la recherche d’harmonie sont à l’honneur. Comme si la compréhension de soi suppléait la hiérarchie des autres.
Au-delà des habits neufs – et de plus en plus vite usés – de chaque mode managériale, au-delà des discours à géométrie variable, on identifie une constante : la tentative de construire un nouvel âge de la relation capital-travail, de passer d’un salaire-contrepartie du travail fourni à une « relation » dans laquelle le « collaborateur » offre – non pas à l’entreprise mais à la « communauté » – son esprit, sa disponibilité, son intelligence, son imagination, bref, sa créativité. Dans ce monde idéal où le salarié « assisté » devient enfin le héros de sa propre vie, niveau de rémunération, carrière et reconnaissance sont considérés, au mieux, comme des maux nécessaires, les droits étant, eux, carrément superflus. Mais cette constante est elle-même traversée d’une double contradiction. D’un côté, les employeurs n’entendent nullement renoncer au pouvoir de décision ni au statut juridique de l’entreprise qui en constitue l’assise. D’autant que la mondialisation des marchés financiers et ses retombées sur les entreprises ont lourdement modifié les jeux et l’exercice du pouvoir. De l’autre côté, les travailleurs, salariés ou non, accueillent comme un dû tout ce qui peut, de près ou de loin, valoriser leur travail, leurs qualifications et leurs rémunérations. Sans pour autant renoncer à un cadre de droits, même si c’est trop souvent en termes de réparation plutôt que de progrès.
Participatif, coopératif, collaboratif…
Cette double contradiction, c’est Charybde et Scylla, deux écueils sur lesquels toutes les théories managériales viennent finalement se fracasser. Le management – quelle que soit son étiquette – est contraint de « faire avec » les dispositions et aspirations individuelles qui constituent une sorte de variable permanente. D’où la nécessité d’évoluer en permanence et d’innover, innover toujours, au rythme des méthodes et des discours qui les accompagnent. D’où le tournis qui s’impose à quiconque chercherait à en dresser la liste. Ainsi passe-t-on du participatif au coopératif, au collaboratif, et de « l’entreprise citoyenne » à « l’entreprise libérée »… Au-delà de nuances bien réelles, mais dont l’effectivité repose essentiellement sur les pratiques, il s’agit toujours de renoncer à une hiérarchie efficace au bénéfice d’une efficacité sans hiérarchie, ou réduite a minima. Cette conception libérale favorise l’autonomie et la responsabilisation, dans un cadre d’adhésion au projet de l’entreprise et de relations empreintes d’émotion.
Ce nouveau style intègre, en les recyclant, les thèmes de flexibilité, de convivialité, d’authenticité et d’affinités individuelles. Le manager de proximité est sans aucun doute la figure qui incarne le mieux les complexités de la « mission impossible » que cela assigne aux salariés. D’un côté, pouvoir enfin exprimer ses penchants pour la relation humaine au travail, ses compétences pour l’encadrement et la conduite d’un projet. De l’autre, négocier en permanence, et d’abord avec ses collègues, les contraintes financières et budgétaires, lesquelles sont définies en amont, loin du terrain et des besoins des acteurs. Ceux du manager compris… Autant dire que chacune de ces innovations managériales brouille de fait le jeu traditionnel des rapports entre cadres, agents de maîtrise et opérateurs, et constitue d’abord une révolution pour l’encadrement lui-même, dont elles modifient de fait le périmètre, le rôle et le statut. Ce bouleversement en accompagne d’autres, tant le management est inséparable de la structure de l’entreprise et de ses différents secteurs : direction des achats, direction commerciale et marketing, ressources humaines sont actrices de ces changements, qu’elles subissent en retour…
L’un des derniers avatars de cette production sans fin se nomme « engagement collaborateur ». L’idée centrale est que les salariés – les collaborateurs – sont garants de la promesse de qualité de la marque, sorte d’ambassadeurs actifs. À l’aube de la révolution digitale, qui multiplie quasiment à l’infini la capacité individuelle à porter et à partager des valeurs, des idées, des expériences, c’est bien pensé. C’est de surcroît complémentaire à un autre concept managérial aux prétentions libérales extraverties, l’« entreprise libérée ». Sa gouvernance – l’holacratie – implique de disséminer au maximum les mécanismes de prise de décision dans des équipes auto-organisées. Le tout se veut « agile », horizontal et, évidemment, sans chefs. Chacun se retrouve responsable de la mission qui lui a été confiée et n’en réfère plus à un manager, ni à un expert référent. Il s’ouvre de ses difficultés devant une réunion dite « de gouvernance », le collectif ayant la charge de dégager des solutions. Amazon, Auchan, Danone et Castorama ont tenté la mise en place partielle d’un tel système, avec plus ou moins de bonheur et non parfois sans casse. Nombre de salariés se trouvent en effet « pris de vertige » face à un « espace de liberté » qui se révèle riche d’effets pervers. D’une part, un sentiment de dilution, voire de disparition des responsabilités individuelles et, d’autre part, le constat que ce management sans managers tend paradoxalement à installer le chef d’entreprise sur un piédestal, en leader omniscient et… omnipotent.
Cette ubérisation internalisée à échelle individuelle se manifeste également de façon tendance avec le « management de transition », sorte de système intérimaire par projet offert aux cadres en « recherche de sens, de liberté et d’absence de routine » et qui « n’ont plus envie d’être dans une gestion de carrière ou dans des enjeux politiques complexes ». Commentant cette évolution, les cabinets en management l’attribuent à la culture du monde digital, en reprenant terme à terme les argumentations en vogue depuis… les années 1970. Ainsi Bruno Calbry, directeur général d’Immédia et cofondateur de 400 Partners, évoque « des managers de moins de 40 ans attachés à leur indépendance, sûrs de leur force, pour qui le Cdi comme emploi à vie ne veut plus rien dire ». L’ambition, à terme, est de bouleverser les fonctions de management intermédiaire via un low-cost digital permettant une mise en contact directe entre managers et entreprises, sans intermédiaires. Ainsi, naviguant sur les eaux agitées de la révolution technologique et des restructurations d’entreprise, le management n’en finit pas de se réinventer, sans jamais parvenir à résoudre de façon définitive son équation de base : récupérer l’aspiration à la liberté individuelle au service d’un projet de profitabilité du travail.
Pour un management alternatif
La bonne nouvelle, car finalement c’en est une, c’est que l’équation en question semble bel et bien insoluble. C’est d’ailleurs l’une des figures du management cognitif qui en fait l’aveu. Pour Olivier Sibony, professeur à Hec Paris et ex-associé senior du cabinet McKinsey, « on ne sait pas mesurer les compétences de manière objective », qu’il s’agisse de décisions stratégiques d’investissement, de recrutement ou de gestion du personnel. Autrement dit, toute méthode dite scientifique est d’abord victime de ses propres dogmes, qui la rendent de fait dangereuse tant pour l’entreprise que pour ses parties prenantes.
Alors ? Alors, la course à l’engagement individuel dans le travail peut être aussi bien aliénante qu’épanouissante. Le sachant, il faut considérer ce que les stratégies managériales apportent, en phase avec des aspirations, sans jamais oublier de souligner ce qu’elles n’apportent pas. C’est très exactement à ce point que la proposition de l’Ugict d’un management alternatif prend tout son sens. Opposé aux logiques financières à l’œuvre, il réhabilite le rôle central que doit occuper le travail et propose trois axes de construction. D’abord, la reconnaissance des qualifications, permettant ainsi leur plein exercice et la revalorisation de la technicité. Ensuite, des droits d’expression et d’intervention individuels et collectifs. Enfin, et ces trois axes sont évidemment complémentaires, la conjugaison permanente des aspects sociaux, économiques et environnementaux.
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