Romans – Radiographie des traumatismes allemands

L’empreinte du IIIe Reich, le naufrage de la RDA, la tragédie de la bande à Baader, le retour du nationalisme völkisch… Les personnages de Bernhard Schlink embrassent les convulsions politiques de leur époque. En sortiront-ils grandis ?

Édition 032 de mi-juin 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Libraire à Berlin, Kaspar, 71 ans, trouve sa femme, Birgit, noyée dans la baignoire. Elle souffrait d’un alcoolisme aussi éprouvant pour elle que pour lui. Il l’avait rencontrée lors d’un séjour à Berlin-Est dans les années 1960 – elle était alors militante des Jeunesses communistes –, et avait organisé le passage à l’Ouest de sa petite amie, avant de l’épouser.

Depuis un demi-siècle, il n’a jamais cessé de l’aimer  ; ils voulaient des enfants, n’en avaient pas eu  ; elle avait travaillé en librairie, était partie en Inde, voulait écrire. Dorénavant, il est seul avec sa douleur et un torrent de souvenirs. Lorsqu’enfin il trie les papiers, les écrits et les ébauches de manuscrits, il découvre que Birgit a eu une fille avant de quitter Berlin-Est, un nouveau-né qu’elle avait abandonné. Elle aurait voulu la retrouver, peut-être pour réparer, pour «  se donner à elle  », mais a été incapable de débuter cette recherche, de mener l’enquête, de passer à l’acte. «  Malheur à ce qu’on cache, malheur à ce qu’on tait  », a-t-elle écrit dans une tentative d’autobiographie.

Junkie, puis néonazie

Kaspar décide de suppléer sa femme – pour réparer l’abandon, soigner une repentance, expier la faute au-delà de la mort – et part à la recherche de cette enfant, devenue femme. Elle s’appelle Svenja, a intégré une organisation de jeunesse du Parti communiste, mais a vite sombré dans les drogues, vécu dans des squats, fréquenté skins et punks (afin de «  démolir ce qui l’avait démolie  »). Elle a finalement atterri dans un foyer pour adolescents difficiles, le tristement célèbre Jugendwerkhof Torgau – en vue d’un «  redressement par le travail  ».

Kaspar la retrouve dans une communauté völkisch (dans Mein Kampf, Hitler écrivait que «  les idées de base du mouvement national-socialiste sont völkisch et les idées völkisch sont nationales-socialistes  »)  : elle a 40 ans, cuisine des gâteaux en forme de croix gammée, est mariée à un néonazi – une photo de Rudolf Hess trône sur le buffet du salon familial – et mère d’une adolescente de 14 ans, Sigrun.

«  Le Journal d’Anne Frank est un faux  »

C’est à cette jeune Sigrun, petite-fille de Birgit, que Kaspar va s’attacher, peut-être pour l’arracher à son milieu familial, à son admiration pour Irma Grese – «  la hyène d’Auschwitz  » –, à ses croyances telles que «  les musulmans veulent conquérir l’Allemagne  », «  les Allemands n’ont pas tué les Juifs  », «  les étrangers s’en sortent mieux que les nôtres  », «  le Journal d’Anne Frank est un faux  », ou «  les victimes des camps ont toutes des visages de voleuses  »… Avec quoi le septuagénaire peut-il lutter contre ces mensonges, le fanatisme et le complotisme assumé  ? Avec les compositeurs allemands ou autrichiens, Mozart, Beethoven, Bach, Schumann, Brahms, puis les autres, Tchaïkovski et même Satie… Avec Goethe et Hölderlin… Avec ce qui fait art… L’art suffit-il à sauver le monde  ? Peut-être pas. Il faudra aussi patience, générosité, modestie, tendresse et pudeur pour couvrir le sourd grondement des haines, et jeter des ponts entre des réalités de vies si éloignées.

Kaspar est un merveilleux – au sens de «  celui qui fait des merveilles  » – personnage, et l’on ne peut que penser à ce poème de Verlaine, Je suis venu, calme orphelin, faisant référence à Kaspar Hauser :

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?

Qu’est-ce que je fais en ce monde ?

O vous tous, ma peine est profonde :

Priez pour le pauvre Gaspard !

Certainement, la petite Sigrun priera pour lui, à sa manière, comme elle le souhaite.

Le livre de Bernhard Schlink met en scène des êtres qui endossent les réalités historiques du pays, chacun conservant sa responsabilité individuelle. Il éclaire le passé, ou plutôt les zones d’ombres du passé  : le nazisme, la séparation en deux États, la délicate reconstruction, la difficile réunification, l’inévitable ressentiment et la peur des déclassés ou des abandonnés, l’amnésie rampante, les plaies de l’histoire, la nostalgie malheureuse pour l’idéologie fasciste…

Au procès des gardiennes de camps

Les personnages féminins dans l’œuvre de Bernhard Schlink, telles Birgit, Svenja et Sigrun, sont fascinants. C’est également indéniable avec Hanna, personnage central de l’exceptionnel roman Le Liseur, paru en 1995. Hanna, 35 ans, devient la maîtresse d’un adolescent de 15 ans, Michaël. Leurs ébats sont ritualisés par des temps de lecture. Elle les réclame, Michaël s’exécute, il lit avant, après, il lit à voix haute pour son premier grand amour  : «  lecture, douche, faire l’amour et rester encore un moment étendus ensemble  ».

Un jour, elle disparaît. Pendant ses études de droit, Michaël assiste au procès de criminelles nazies. Hanna est là  ; elle est inculpée, aux côtés de quatre autres gardiennes des camps. Elle est, entre autres, accusée de n’avoir rien fait pour libérer des femmes enfermées dans une église en flamme et avoir participé à la sélection… Au cours de l’audience, Michaël comprend un insoupçonnable secret qui ne l’innocente en rien, mais éclaire sa destinée  : Hanna est analphabète. Face à l’horreur du crime, Michaël devient alors le témoin gêné, l’avocat muet et le juge illégitime de sa mystérieuse maîtresse  : «  Lorsque je tentais de le comprendre, j’avais le sentiment de ne plus le condamner comme il méritait effectivement de l’être. Lorsque je le condamnais comme il le méritait, il n’y avait plus de place pour la compréhension.  »

La Shoah n’est pas le sujet direct du roman. Il s’agit plutôt de raconter une génération d’Allemands obligés d’affronter la culpabilité des plus anciens, asservis à l’idéologie nazie… Raconter une histoire de droit et de justice, si proche et toujours à venir…

Retour sur la bande à Baader

Dans Le Week-end, Christiane organise pour son frère Jörg des retrouvailles avec ses amis, son avocat  : il sort de vingt ans de prison. Jörg est un ancien terroriste de la Fraction armée rouge, tout juste gracié. Le temps d’un week-end, dans une demeure agrémentée d’un grand parc. Trois jours à se remémorer, à refaire l’histoire, à retracer les rêves, à se raconter des mensonges, à justifier sa place, à retrouver l’amitié. Un roman coup de poing, mais en forme de dossier, sans empathie, distancié… Remarquable analyse de ces années rouges.

Bernhard Schlink fut juge et professeur de droit avant de prendre la plume.

Jean-Marie Ozanne