Polars – La charité a ses limites, pas le bon placement…

La grève des mineurs de Decazeville, en 1886, fut marquée par le lynchage du sous-directeur Watrin par la foule ouvrière. Une affaire qui défraya la chronique, et dont Pascal Dessaint a fait une adaptation romancée, sans renoncer à l’exactitude historique. Saisissant.

Édition 032 de mi-juin 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 3 minutes

La doctrine libérale de Léon Say (1826-1896), député des Basses-Pyrénées, sénateur et ministre des Finances sous la IIIe République, ne souffre d’aucune ambigüité. Sa convoitise affairiste encore moins. La Compagnie des houillères et fonderies de l’Aveyron, tombée dans son escarcelle, est assurément une belle prise, avec, entre autres, les mines de charbon et les forges de Decazeville. Or, le 26 janvier 1886, cette modeste bourgade de l’Aveyron devient l’épicentre d’un séisme social…

Ici et ce jour-là, la grogne explose et le sang coule. Celui de Jules Watrin, sous-directeur de la mine. Il se murmure qu’il empoche l’équivalent des diminutions de salaires imposées aux travailleurs. Qu’il méprise toute forme de revendication. Plutôt mourir que céder… Dont acte  ? Sévèrement pris à parti, le valet de Léon Say est défenestré. En bas, à réception du corps, la colère qui suinte de la misère n’est pas en reste…

Démarche de romancier et rigueur d’historien

Fine lame du polar hexagonal, salué par les plus hautes récompenses du genre, Pascal Dessaint est historien de formation. 1886 fusionne sa démarche de romancier engagé et sa passion pour le passé. Dans sa postface, il raconte comment le hasard a mis entre ses mains d’anciens numéros du magazine L’Illustration. Comment l’image de la scène de crime de Jules Watrin a enflammé son imaginaire d’auteur noir sociétal. Par la suite, il a eu accès à des archives locales inédites, qui ont galvanisé son projet d’écriture sur un fait majeur de l’histoire ouvrière, grandement ignoré. En homme de lettres accompli, il n’oublie pas que toute tragédie se décline en trois actes…

Le premier, glaçant, retentit de sabots qui martèlent le sol. De mine à mine, au mépris du froid, ils sont de plus en plus nombreux à avancer. Ils marchent vers l’usine qui veut les avaler, vers le sang bientôt répandu…

C’est la faute à Zola  !

Le deuxième acte, fébrile, décrit l’embrasement. La fièvre Watrin devient nationale et Decazeville le centre de la France. D’abord, le bruit de la grève. Elle dure 108 jours, c’est la plus longue du XIXe siècle. L’armée est dépêchée. À la Chambre des députés, républicains et réactionnaires rivalisent d’invectives. À la Bourse, on échange… des coups de revolver. Le gouvernement vacille. La presse, à la puissance montante, s’en mêle et accentue les clivages. Le Cri du peuple y voit la revanche de La Maheude (personnage de Germinal, publié quelques mois auparavant), tandis que Le Gaulois proclame que ce chaos est la faute à Zola  !

Le dernier acte, intense, relate le procès des dix présumés coupables. Watrin victime ou bourreau  ? Le dossier de l’affaire pèse près de 8 kilos. Les audiences s’enchaînent, fouillent au plus près du meurtre, réveillent ou exacerbent les plaies, les passions…

Déferlante de faits et de détails

Dans sa préface, François Guérif, historien du polar, et éditeur qui a contribué à la reconnaissance de l’auteur, évoque «  une écriture qui donne l’impression au lecteur d’être partout à la fois… Les événements se chevauchent et sont multiples, de leur confrontation jaillit la lumière  ». Par la suite, Pascal Dessaint est revenu à Decazeville avec le réalisateur Philippe Courtin. Il ne faut pas se priver de leur documentaire, court et intense.

De fait, 1886 subjugue par sa déferlante de faits et de détails. Les phrases, sèches et méticuleuses, au ras du terrain, au cœur du tourment, racontent le souffle de l’histoire. Des anonymes côtoient Louise Michel et Jules Guesde, tandis qu’on se délecte à découvrir des figures reléguées dans l’ombre. Ainsi, Jules Cayrade, premier maire républicain de Decazeville, à qui on voulut faire porter le chapeau, et qui a pourtant réussi à éviter le pire. Ou encore Émile Basly, mineur militant, puis député, dont la ferveur aurait inspiré à Zola le personnage d’Étienne Lantier. Germinal, quand tu nous tiens…

Un parallèle avec les chemises arrachées à Air France

Fiction documentaire ou docu-roman noir  ? Bien sûr, on connaît la fin. Si dépêches télégraphiques, listes de rumeurs, reproductions de comptes rendus de conseils d’administration et citations d’articles de journaux, toutes authentiques, s’invitent dans le fil narratif, le romanesque reste souverain et haletant. S’esquisse le portrait d’une époque, pas si lointaine, où des bourgeois (ré)actionnaires faisaient, sans scrupule, pression sur des pouvoirs publics velléitaires, sourds et aveugles aux souffrances des déshérités.

Le livre s’ouvre et se clot sur un flash-forward. Les images ont fait le tour des médias. Le 5 octobre 2015, des manifestants arrachent des chemises. Celles de cadres d’Air France, dont le plan de restructuration menaçe 2 900 emplois… L’écho avec les événements de Decazeville est manifeste. 1886 parle aussi d’aujourd’hui, d’une justice sociale infiniment fragile dans le fleuve du temps. Comme un parfum d’actualité  ?