La réorganisation de la régie en vue de l’ouverture à la concurrence le 1er janvier 2025 se fait dans la douleur. Et les catégories dites « intermédiaires », en l’occurrence les techniciens supérieurs et agents de maîtrise, n’y échappent pas. Beaucoup éprouvent, avec beaucoup d’amertume, une perte de sens dans le travail.
Fin mars, la Ratp a annoncé un chiffre d’affaires en hausse de 3 %, assurant un résultat net de 248 millions d’euros en 2018, et a réaffirmé sa volonté de poursuivre ses efforts pour améliorer sa compétitivité et se mettre « en ordre de marche ». La régie en fait une priorité pour affronter la généralisation de la mise en concurrence des transports publics à partir du 1er janvier 2025. Un scénario qui en rappelle d’autres. Des centaines de postes sont supprimés chaque année. Le programme Diapason, par exemple, prévoit la suppression de plus de 1 100 postes en sept ans dans les fonctions support de l’entreprise.
L’ensemble des services sont impactés, et les réorganisations incessantes bousculent les repères collectifs. Pour tous, les charges de travail s’alourdissent et les conditions pour bien travailler ne sont plus garanties. Certains métiers sont plus fragilisés que d’autres : c’est le cas des agents des catégories dites « intermédiaires », en l’occurrence les techniciens supérieurs et agents de maîtrise, dont les profils de poste et les évolutions de carrière se diversifient au point de tendre vers l’individualisation, engendrant chez nombre d’entre eux amertume, perte de sens dans le travail et sentiment de déclassement.
Des identités professionnelles brouillées et dévalorisées
À la Ratp comme dans d’autres entreprises, les techniciens supérieurs (Ts) et les agents de maîtrise (Am), par la nature de leurs fonctions et de leurs qualifications (avec un niveau d’embauche à bac + 2), se trouvent à des postes aux profils plus fluctuants que d’autres, à l’interface entre opérateurs et cadres. Ils ont des fonctions moins homogènes et doivent être en mesure d’assurer un large éventail de tâches, de faire preuve d’une polyvalence que la Ratp ne se prive pas d’optimiser.
« Un Ts est considéré comme un expert, mais dans un domaine de compétences plus limité qu’un Am, détaille Didier Jaouen, lui-même Ts. Nous commençons au même niveau que les Am dans les grilles, mais pas avec les mêmes possibilités de déroulement de carrière, car nous ne sommes pas censés effectuer des tâches de management. La réalité du terrain est pourtant tout autre. Il arrive à de nombreux Ts d’encadrer voire de former des équipes, et pas toujours parce qu’il faut remplacer ponctuellement un manager de proximité absent. Parfois même pendant des années, sans pouvoir accéder au statut d’Am. »
Ce travail, non prescrit mais réalisé, n’est pas non plus reconnu au moment de l’« entretien d’appréciation professionnelle » où se décident les primes et les avancements, une situation vécue comme injuste par les Ts. « Plus globalement, notre ressenti est que les métiers considérés comme techniques sont moins considérés que ceux qui évoluent vers plus de contenu managérial. Les Ts ont le sentiment d’être les “grouillots” des cadres et de devoir jouer les bouche-trous quand il manque un opérateur ou un Am, comme si leur métier n’était pas indispensable et qu’ils étaient interchangeables, sans horizon professionnel. Nous contribuons pourtant, au même titre que d’autres, aux bons résultats des équipes, mais nous ne nous estimons pas traités avec équité, du point de vue des primes, de l’avancement, ou encore dans la prise en compte de la pénibilité de notre travail dans le calcul des droits à retraite. »
Les Am aussi voient leurs tâches se multiplier et leurs conditions de travail se dégrader. « Un manager de proximité se doit d’être proche de ses équipes, de pouvoir les soutenir et de donner de la cohérence à leur travail, explique Philippe Boyer, secrétaire général adjoint de l’Ugict-Cgt Ratp et lui-même Am. Mais, à cumuler les responsabilités administratives, techniques, managériales, et alors que les restrictions d’effectifs mettent tout le monde sous tension, cela devient difficile et épuisant de réaliser correctement son travail, tout en préservant des équipes efficaces et solidaires. D’autant que les enveloppes d’avancement étant insuffisantes pour bénéficier à l’ensemble des agents, ils se retrouvent en concurrence, tentés par des comportements individualistes ou des interventions qui les valorisent avant de faire avancer le travail collectif. »
C’est parfois au prix de leur santé ou de leur vie privée, mais toujours au détriment des relations professionnelles. « Il y a encore peu, chaque ligne de bus avait son régulateur au terminus de la ligne, précise Gil Romero, Am au Centre de régulation et d’information aux voyageurs (Criv). On connaissait chacun des machinistes et cela facilitait le règlement des problèmes personnels ou professionnels comme les conflits entre collègues. Depuis 2013, nous sommes rassemblés sur la même plateforme avec des effectifs réduits de moitié et des objectifs de productivité en hausse. Désormais, nous gérons en même temps le fonctionnement de 4 à 6 lignes ! Nous faisons du management en flux tendu, par téléphone. Le coût salarial s’avère peut-être moindre pour l’entreprise, mais personne ne pourra prétendre que cela ne génère pas du mal-être dans les organisations de travail, de l’isolement pour de nombreux agents, comme pour les Am. Au moindre dysfonctionnement, problème de régularité ou de ponctualité des lignes, qu’il soit dû au trafic, au manque de moyens ou de personnels, nous pouvons être considérés comme responsables ! »
Défendre les compétences individuelles et le travail collectif
Les Am sont également confrontés à des problèmes d’éthique : « Nous sommes contraints d’avoir de grandes exigences à l’égard des opérateurs (ponctualité, rapidité, efficacité), poursuit-il, mais eux non plus ne maîtrisent pas tous les paramètres pour assurer un service de qualité aux voyageurs. Par ailleurs, même quand ils font du bon travail, nous ne disposons pas toujours de l’enveloppe pour leur assurer de l’avancement. » Dans ce contexte de lien social qui se dégrade et de motivation en berne faute de reconnaissance, même l’attachement à l’entreprise et le sentiment d’accomplir un travail utile se diluent : « Les règles de management se sont durcies. Il n’y a jamais eu autant de sanctions disciplinaires et de révocations, ajoute Philippe Boyer. Jamais autant de gens qui craquent, se font arrêter ou même démissionnent. De nombreux agents avaient des parents voire des grands-parents à la Ratp, mais n’envisagent pas cet avenir pour leurs propres enfants. »
Ceux qui restent ne renoncent pas pour autant à défendre leurs missions de service public et la possibilité de fournir un travail de qualité, dans un cadre où chacun puisse se voir offrir des perspectives professionnelles. « Pour les Ts, il est urgent de mieux reconnaître leurs compétences techniques, mais aussi de développer la capacité à transmettre et à encadrer dont ils font preuve sur le terrain. En améliorant l’accès à des formations et à des postes qui leur permettent de débloquer les déroulements de carrière », estime Didier Jaouen. « Les postes d’encadrant de proximité sont supprimés, l’objectif étant de mettre en autonomie le plus grand nombre d’agents pour limiter les coûts par une baisse du taux d’encadrement, souligne Patrick Legrand, secrétaire général de l’Ugict-Cgt Ratp. C’est justement la vocation de l’Ugict de contrer cette stratégie, et c’est ce que nous avons réussi à faire, par exemple en défendant le droit des Am de refuser de remplacer un opérateur en grève. »
Première organisation dans le 2e collège avec 32,5 % des voix aux élections cet hiver, l’Ugict Ratp, en congrès du 22 au 24 mai, va devoir réaffirmer ses positions sur de nombreux fronts. « À chaque poste, nous voulons être reconnus pour ce que nous faisons et ce que nous sommes, affirme Patrick Legrand. Garantir le plein exercice de nos qualifications et de nos responsabilités, c’est-à-dire aussi disposer de marges de manœuvre et d’un droit d’expression dans l’entreprise. L’entreprise nous demande d’intensifier nos efforts, cela ne peut se faire au détriment des collectifs de travail et des solidarités, ni au prix d’avancements limités et discriminatoires, de pertes de savoir-faire. Pas non plus au détriment de la santé des agents ou de la qualité du service. Nous voulons rester des citoyens quand nous sommes au travail, pouvoir dire non quand nos temps de repos ou notre vie privée sont affectés, pouvoir donner l’alerte quand la charge mentale ou les rythmes de travail sont intenables faute de personnel ou de moyens suffisants et qu’ils peuvent représenter un danger pour les agents ou les usagers. Nous voulons redonner du sens à notre travail et à nos missions : comme le revendique l’Ugict, pouvoir être “professionnellement engagés et socialement responsables”. »
À l’instar de la Régie, les agents, conscients des risques portés par les mutations en cours, sont eux aussi « en ordre de marche ».
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