Fumer est-il de droite ? Un cardiologue l’affirme… et argumente

Dans un essai documenté et fourmillant d’anecdotes, le cardiologue Olivier Milleron fait le pari de convaincre ses lecteurs d’arrêter de fumer pour des raisons politiques.

Édition 021 de mi-décembre 2022 [Sommaire]

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Entreprises de pays riches, les cigarettiers produisent dans des pays où les règles sociales et environnementales sont moins contraignantes. © Photopqr / Le Parisien / Maxppp
Dans un essai documenté et fourmillant d’anecdotes, le cardiologue Olivier Milleron fait le pari de convaincre ses lecteurs d’arrêter de fumer pour des raisons politiques, sociales et environnementales.

«  On sort fumer une clope  ?  » Nombre de réunions militantes au cours desquelles sont dénoncés les méfaits du capitalisme se concluent par cette invitation. Olivier Milleron, cardiologue hospitalier et militant du service public, pointe cette contradiction en introduction de son livre Pourquoi fumer, c’est de droite. Peut-on convaincre le fumeur (de gauche) d’arrêter le tabac pour des raisons politiques  ? «  Raconter l’histoire du tabac, c’est résumer les méfaits du capitalisme depuis sa naissance et les conséquences sur nos vies du néolibéralisme triomphant  », explique-t-il.

Toxiques, substances cancérigènes… Les conséquences néfastes du tabac sur la santé sont solidement établies, reconnues par l’ensemble de la communauté scientifique. Même les cigarettiers ne cherchent plus à les nier. «  La moitié des fumeurs vont mourir de cette consommation  », rappelle Olivier Milleron.

Personne n’aime le goût de la première cigarette. Dans le best-seller mondial La Méthode simple pour en finir avec la cigarette, Allen Carr affirme même que ce serait la raison pour laquelle les fumeurs deviennent dépendants. En effet, ils se disent qu’ils n’auront aucune difficulté à se passer de ce produit quand ils le décideront. S’ils continuent pourtant, c’est en raison de l’addiction physique créée par la nicotine. Olivier Milleron rappelle ainsi que «  le taux de rechute des fumeurs qui arrêtent la cigarette est presque le même que celui des consommateurs d’héroïne  ».

Aux origines du capitalisme

Lorsque les colonisateurs européens arrivent en Amérique, le tabac y est cultivé depuis huit mille ans et fumé lors de rituels chamaniques ou chiqué comme coupe-faim. Les envahisseurs commencent à l’utiliser de manière récréative. Les coûts de production sont très faibles, la bourgeoisie européenne naissante est avide de consommer ces produits importés du Nouveau Monde que sont le sucre, le tabac, le coton. Elle investit son capital dans les premières grandes sociétés par actions qui organisent un système commercial basé sur le travail (gratuit) d’esclaves amenés d’Afrique pour produire en Amérique des denrées superflues prisées par les Européens aisés.

À la fin du XIXe siècle, une machine révolutionne la production de cigarettes. Inventée par le jeune mécanicien James Bonsack, elle peut produire 120 000 cigarettes par jour, alors que les ouvrières qui les roulaient à la main jusque-là en fabriquaient 200 par jour. L’usine où est employé le mécanicien se retrouve rapidement avec un stock énorme à écouler. Une petite entreprise de tabac de Caroline du Nord fait alors le pari d’investir dans la publicité et le marketing. Achats d’espaces publicitaires dans les journaux, insertion de cartes représentant des femmes dénudées dans les paquets de cigarettes… Les ventes de l’entreprise passent de 30 millions de cigarettes en 1883 à 100 millions en 1884. «  La cigarette est un symbole du capitalisme  : à partir d’un produit pour lequel il n’y a pas de besoin ni de marché, on crée un besoin, qui devient addictif  », résume Olivier Milleron.

Cowboys et fausses manifestations  : la manipulation de l’opinion

L’industrie du tabac invente de nombreuses images pour nous faire fumer. La plus connue reste celle du cow-boy de Marlboro. Mais, jusqu’à la fin des années 1920, fumer restait encore un «  privilège  » essentiellement réservé aux hommes. En 1929 l’American Tobacco Company charge le publicitaire Edward Bernays de conquérir un nouveau marché  : les femmes.

Ce spécialiste de la propagande recrute des mannequins et organise une fausse manifestation après avoir pris soin de convoquer la presse. À son signal, celles qu’il présente aux journalistes comme des militantes féministes allument leurs cigarettes, qu’elles brandissent comme des «  flambeaux de la liberté  ».

Stratégie du doute, pollution et travail des enfants

Mais les preuves scientifiques de la dangerosité de la cigarette s’accumulent… L’industrie du tabac fait donc appel dans les années 1950 à un cabinet de conseil en communication qui conçoit la stratégie suivante  : ne pas dénigrer les arguments scientifiques, mais remettre en cause les données de la science en instillant le doute. En finançant des études scientifiques ou en publiant des tribunes dans la presse, il s’agit de faire passer l’idée que «  certes, mais c’est un peu plus compliqué  ». «  Cette “stratégie du doute” est une incroyable réussite qui a permis aux industriels du tabac de nier, jusqu’au début des années 1990, le lien entre tabac et cancer  », commente Olivier Milleron.

Aujourd’hui, l’industrie du tabac est emblématique d’un fonctionnement mondialisé néfaste pour les êtres humains et l’environnement. Le tabac est une plante qui pousse très facilement et peut être cultivée partout dans le monde. Les cigarettiers des pays riches ont localisé leur production dans des pays où les règles sociales et environnementales sont moins contraignantes. Dans les communautés pauvres qui cultivent le tabac, le travail des enfants est très répandu. En 2011, l’Organisation internationale du travail (Oit) estimait que plus de 1,3 million d’enfants âgés de moins de 14 ans travaillaient dans les champs de tabac.

Fortes émissions de gaz à effet de serre

Les différents composants sont ensuite transportés vers des usines situées en Europe et aux États-Unis. «  Entre le transport et la transformation, on estime que les Big Tobacco rejettent chaque année autant de Co2 que le vendeur de pétrole Exxon, soit l’équivalent de 3 millions de vols transatlantiques par an  », commente Olivier Milleron. Une fois consommée, la cigarette continue de polluer. Le mégot répand des résidus toxiques et cancérigènes dans le sol et l’eau. Et c’est le déchet le plus jeté au monde.

«  Les profits sont énormes pour les cigarettiers. Et la pollution, les maladies, le traitement des déchets, ce qu’on appelle avec pudeur les “externalités négatives” sont payées par la société  », conclue Olivier Milleron, appelant à une régulation de l’économie de marché  : «  Il faut des mesures drastiques pour contraindre les entreprises. Pour l’instant, c’est nous tous qui payons les conséquences du tabac.  »

Lucie Tourette

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