5 février 2019 : Un coude-à-coude jaune et rouge plein d’enseignements

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Le 5 février, l’intersyndicale et les gilets jaunes (ici, à Perpignan) ont convergé pour la défense des retraites.
Les manifestations et les grèves du 5 février pourraient frapper les trois coups d’un nouvel « acte » non plus de gilets, jaunes ou rouges, mais bien du mouvement social, engagé dans un processus d’ensemble et d’une diversité toujours en construction.

«  Pari » pour le journal Libération, « coup de poker » pour Alternatives économiques, échec pour Les Échos, la journée du 5 février aura fait couler de l’encre. C’est que les enjeux de cette mobilisation revendicative à laquelle appelaient la Cgt, Solidaires et la Fsu, portaient bien au-delà des évaluations de manifestants ou de grévistes. Non que les chiffres en la matière ne soient pas importants : ils constituent l’un des éléments d’appréciation du bilan de la journée en tant que telle. Mais un parmi d’autres. L’essentiel était de savoir si la Cgt – et avec elle, le syndicalisme – parviendrait à nouer les fils de l’action revendicative avec un mouvement social qui s’était largement développé en dehors de toute structure, qu’il s’agisse d’organisation ou de cadre revendicatif, et à faire vivre dans l’espace public une dynamique d’action et de convergence.

L’action aura été au rendez-vous dès les derniers coups de minuit, puisque la journée du 5 février a été inaugurée par le blocage du Marché d’intérêt national de Rungis. Ce coup d’éclat a été suivi de nombreux autres : fermeture de la tour Eiffel, barrage filtrant devant l’aéroport de Nantes, péages occupés plusieurs heures durant, grèves dans les transports en commun, dans le service public de l’audiovisuel… Syndicalistes et gilets jaunes ont fait en sorte d’assurer une visibilité et un écho à leur mobilisation, indépendamment des 160 manifestations qui se sont tenues sur le territoire national.

Sous le label idéal du « peuple »

Dans un grand nombre de cas, des cortèges ou groupes de gilets jaunes ont rejoint les cortèges syndicaux. Le nombre des manifestants, sans commune mesure avec les grandes mobilisations de 2003 ou du mouvement contre la loi Travail, était néanmoins supérieur à celui de la journée de mobilisation du 14 décembre 2018, à l’appel de la Cgt. La convergence, elle aussi, se sera donnée à voir, par la mise au coude-à-coude du jaune et du rouge dans les défilés.

Un tel état des lieux n’a rien de négligeable au vu des semaines précédentes. Le mouvement des gilets jaunes, qui a su focaliser l’attention des médias, la sympathie de l’opinion publique, et a fait reculer l’exécutif, se développait autour d’un triple paradoxe. D’abord, il exprimait une colère sociale, mais il ne la traduisait pas en revendications, d’autant qu’il n’entendait pas les négocier. Sous le label idéal du « peuple », il participait, dans une volonté rassembleuse, d’un certain mélange des genres, agrégeant certains lobbys patronaux et personnalités d’extrême droite.

« Discuter et trouver des revendications communes »

Enfin, et alors qu’il exprimait la volonté farouche de ne pas être « récupéré » par les partis et les syndicats, ce mouvement voyait se développer en son sein de multiples tentatives d’instrumentalisation, dont témoignent à la fois les conflits internes et les cristallisations de tentations électorales, avec toutes leurs conséquences – la plus spectaculaire étant le soutien apporté à certains gilets jaunes par l’exécutif italien.

C’est dans ce contexte que la journée du 5 février peut être évaluée comme un succès. Le fait de manifester le même jour, et singulièrement un jour de semaine, au même endroit et autour des mêmes mots d’ordre, n’avait rien d’évident. C’est d’ailleurs ce que rappelait Philippe Martinez quelques minutes avant le départ du cortège parisien : « On dit depuis plus de deux mois qu’il faut discuter et trouver des revendications communes. On les a, il n’y a aucune raison qu’on ne défile pas côte à côte, les uns derrière les autres. Ce qui est important, c’est de réussir une première journée ensemble, parce que je trouve que le patronat est ménagé et il est temps qu’on demande des comptes au grand patronat de ce pays. »

Aucune confiscation, ni de parole, ni de décision

Le fait que cette convergence ait eu une dimension nationale – même si c’est avec des réalités territoriales inégales, celles-là mêmes que traduisent les votes Fn – permet d’affirmer haut et clair la dimension sociale et revendicative du mouvement, au détriment d’un volet d’extrême droite qui se contente de surfer sur l’anti-parlementarisme et une radicalité de type « tous pourris » conduisant à l’impasse. Corrélativement, la question de la récupération se voit posée en d’autres termes. Certes, les femmes et les hommes qui constituent le mouvement des gilets jaunes tiennent à leur indépendance. On peut les comprendre et même les approuver. Qui, de fait, serait légitime pour parler à leur place ? Cette question est d’ailleurs sans doute loin d’être épuisée. Mais en défilant aux côtés des organisations syndicales, ils ont pu vérifier que parler avec d’autres, agir avec d’autres, n’implique aucune confiscation, ni de parole, ni de décision.

Le parcours de manifestation adopté à Paris relevait d’ailleurs, de ce point de vue, d’une double symbolique : en sortant des sentiers battus pour se terminer à la Concorde, il s’agissait d’une part d’inscrire la journée du 5 février dans la continuité – et non dans la distinction – des manifestations tenues les deux mois précédents sur les Champs-Élysées et sur la place de l’Étoile. Bref, d’affirmer la continuité dans l’espace pour réduire la discontinuité des temps. D’autre part, de faire la démonstration d’une manifestation sans violence de rue. À l’heure où le parlement s’apprêtait à voter une loi particulièrement liberticide au regard du droit de manifestation, ce dernier point avait toute son importance.

Effritement du contrat social et du rôle de l’État

Ces enjeux n’ayant aucunement échappé à la presse, on aura beaucoup lu, vu et entendu que la journée du 5 février n’était somme toute qu’une mise en scène tardivement destinée à remettre un syndicalisme affaibli et la Cgt sur les rails de la protestation sociale. Cette appréciation – même si elle n’est pas dénuée de paresse et de malice – renvoie à quelques vraies interrogations stratégiques. La première porte sur l’affaiblissement du syndicalisme. Il n’est ici que la manifestation de l’effritement du contrat social et du rôle de l’État. Ce dernier, qui n’a ménagé aucun effort pour affaiblir le syndicalisme et le délégitimer, y compris sa sensibilité la plus bienveillante à son égard, entend poursuivre dans cette voie, en prétextant d’ailleurs de sa faiblesse pour ne l’associer ni ne le consulter sérieusement sur quoi que ce soit.

Ce véritable casse-tête pour une Cfdt en mal d’écoute est aussi un enjeu décisif pour le mouvement social : sera-t-il en mesure de déboucher sur des victoires ? Ce qui amène a une seconde interrogation : la journée du 5 février visait à porter dans les entreprises la flamme revendicative qui bat le pavé depuis des mois, à briser cette extériorité qui les tenait à l’écart de la protestation sociale. La brèche a été ouverte, et si cela a pu être fait, c’est que frustrations, colères rentrées et contentieux revendicatifs sont bel et bien là. La suite est entre les mains des salariés.

Un rendez-vous, les « mardis de l’urgence sociale »

Enfin, puisqu’il est question de suites, la journée du 5 février aura également permis de formaliser un « bougé » du calendrier de l’action syndicale. De la même façon que la grève des cheminots avait « rusé » avec le temps de travail, la Cgt s’approprie un mode de gestion du temps revendicatif en mettant en avant l’organisation d’un rendez-vous hebdomadaire, les « mardis de l’urgence sociale », permettant d’articuler le temps du débat, de la collecte de revendications via des « cahiers d’expression populaire », et de l’action collective, dont les formes sont soumises à la décision des salariés.

Un tel agenda devrait permettre tout à la fois de maintenir un lien fort avec les expressions des gilets jaunes – largement constitués de salariés des Pme-Tpe, pour qui la grève relève soit de l’héroïsme soit d’un non-sens –, de favoriser des moments forts de rassemblements visibles et de placer les employeurs face à leurs responsabilités dans les politiques d’austérité salariale. Tout cela en faisant leur place aux préoccupations qui accompagnent cette austérité : justice fiscale, réforme du lycée, augmentation des frais d’inscription des étudiants étrangers, défense du service public, démocratie effective, droit de manifester…

Pierre Tartakowsky