Organisé à Lille le 22 juin, un atelier préparatoire au 19e congrès de l’Ugict-Cgt était consacré au thème de l’industrie et de l’environnement. Une journée à réfléchir aux moyens de dépasser les contradictions évidentes qui existent entre les impératifs sociaux et environnementaux. Jusqu’à définir des propositions très concrètes.
« Réchauffement climatique, extinctions de masse, artificialisation des sols… Plus on tarde, plus les choix sont violents. » Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt, assure que « les cadres et les professions intermédiaires sont les premiers sensibilisés à l’environnement et à s’interroger sur le sens et la finalité de leur travail ». Voilà planté le décor de l’atelier du 22 juin à Lille. Au cœur des problématiques de la journée, la préoccupation de « produire autrement et articuler les enjeux, économiques, sociaux et environnementaux ». Vaste programme, qui consiste à phosphorer sur « les alternatives pour produire, consommer et vivre autrement ; la création d’un modèle de développement soutenable pour la planète ; la transformation de notre outil de production ; la maîtrise de la finalité de notre travail ».
Autour de la table, des élus et militants de la Cgt, agents ou salariés du conseil départemental du Nord, de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) des Hauts-de-France, de la Sncf, d’Edf, de l’université de Lille… « Quand on est cadre en responsabilité professionnelle, on devrait en théorie avoir des leviers », poursuit Sophie Binet. Mais en face, « les directions [des entreprises] font diversion des vrais sujets ». « Par exemple, détaille-t-elle, une tendance patronale qui monte consiste à traiter la question environnementale comme extérieure, en cédant des activités polluantes et en acquérant d’autres activités, plus vertueuses. » Faire diversion, c’est aussi faire la promotion de la responsabilité sociale des entreprises (Rse), « cette nouveauté sur papier glacé des années 2000 ».
Des problèmes quotidiens parfois très pragmatiques
Autre écueil, la « forte contradiction », indéniable, qui existe entre les impératifs sociaux et environnementaux : « La seule solution pour les dépasser, c’est que la Cgt s’en empare », estime la cosecrétaire générale de l’Ugict. Ainsi, la Cgt a planché, chez Renault, sur un modèle de « voiture électrique bon marché », chez Thales sur la structuration d’une filière d’imagerie médicale, chez Nokia sur « une technologie 5G économe en énergie ». De son côté, l’Ugict a travaillé, avec le cabinet Secafi, à la mise sur pied d’un « radar environnemental », défini comme « un outil d’autodiagnostic pour permettre aux salarié·es d’exercer une lecture critique de la stratégie environnementale de leur entreprise ».
Mais comment ces questions sont-elles abordées dans l’entreprise ? Présentes ou non dans les décisions prises par les directions ? Dans les discussions entre collègues ? Entre camarades de syndicat ? Les problèmes rencontrés au quotidien sont parfois très pragmatiques. « La climatisation est tombée en panne dans le bâtiment où je travaille, à l’université de Lille, témoigne Benoît Ruckebusch, de la Ferc-Sup Cgt. Au bout de trois ans, elle n’est toujours pas réparée. Pour récupérer du chauffage la journée, il faut organiser une action revendicative marquante, lors d’un cocktail officiel, par exemple… Mais les 90 ou 100 bâtiments de l’université restent des passoires thermiques et nécessiteraient, chacun, 1 million d’euros pour refaire la toiture. »
« Avoir de vrais choix, pas seulement des contraintes »
Face à cette absence de considération, malheureusement très répandue, les participants à l’atelier lillois, répartis en deux groupes, étaient invités à définir un cadre idéal de concertation. Un idéal qui, pour le premier groupe, passerait par « l’écoute d’une parole alternative au sein de l’entreprise – experts, salariés, agents, organisations syndicales – et à l’extérieur – usagers, consommateurs… » Sur le tableau, les objectifs s’alignent. Premier d’entre eux, « avoir de vrais choix, pas seulement des contraintes » pour éviter d’avoir à opter uniquement pour « le moins pire ».
Le groupe s’accorde sur le fait que la réflexion ne peut être bénéfique qu’à condition de « prendre en compte la multiplicité des enjeux » et de « penser à long terme, planifier et pas seulement raisonner au court terme économique ». Les projets ainsi pensés doivent « s’inscrire dans le territoire » et « servir l’intérêt général ». Et dans les secteurs soumis à des missions d’inspection et de contrôle, ces dernières doivent être indépendantes. C’est à ces conditions que les salariés et les agents en responsabilité ne rencontreront « pas de conflits de valeurs » et verront leur « éthique professionnelle respectée ».
« Construire du collectif autour de projets concrets »
Au moment de lister les propositions concrètes pour atteindre ces objectifs, les idées continuent à fuser autour de la table. La place de l’échange, de l’information et de la communication est jugée primordiale. Échanges, tout d’abord, entre le syndicat d’entreprise et l’interpro, pour « croiser les analyses » et « construire du collectif autour de projets concrets ». Échanges, également, avec les salariés, pour recueillir leurs préoccupations et leurs idées. Et, dans l’autre sens, les amener sur le terrain de « la thématique environnementale » et leur « faire connaître les réflexions de la Cgt ». Voire, pour les plus impliqués, les inciter à la formation syndicale, en adoptant « de nouveaux formats » – d’horaires, de durée et d’organisation – et en privilégiant « les méthodes de l’éducation populaire ».
Au détour de la conversation, les participants s’accordent sur la nécessité de « sortir de l’entreprise » certaines informations sur ses pratiques environnementales. La notion de « lanceurs d’alerte » est évoquée, ainsi que les contacts avec les « relais d’opinion » : communiqués et conférences de presse, organisation d’« actions voyantes »…
« Des circuits courts pour produire, consommer et travailler en proximité »
Pendant ce temps, le deuxième groupe mène ses propres réflexions. Au moment de confronter les deux analyses, des similitudes apparaissent évidentes, comme le dilemme d’avoir à choisir entre privilégier sa carrière ou son éthique professionnelle. Idem pour l’information, qui manque parfois pour asseoir une bonne « compréhension des enjeux environnementaux ».
Mais le deuxième groupe a aussi arpenté des terrains différents, hors de l’entreprise, liés au contexte politico-économique. Il s’est interrogé sur les effets de « la société de consommation », « la vérité des prix » peu accessible aux consommateurs, « les effets balanciers de la mode » qui permettent par exemple aux véhicules électriques d’avoir, aujourd’hui, le vent en poupe, avant, peut-être, d’être délaissés demain… Interrogations similaires sur la pertinence du concept même d’« énergie verte ».
« Choix des citoyens » et décisions politiques fortes
Le deuxième groupe continue de préciser comment il envisage une société idéale : l’objectif principal est de bénéficier de « circuits courts » pour « produire, consommer et travailler en proximité ». Si « les choix des citoyens » sont primordiaux, rien ne sera possible sans des décisions politiques fortes. Depuis des « nationalisations » et des « investissements d’avenir » jusqu’à la mise en place d’une « taxation environnementale et sociale » des entreprises, « en fonction du respect des normes », en passant par la définition d’« autres indicateurs de richesse ».
Les militants préconisent aussi « une éducation à l’environnement pour tous » – moyennant notamment une « réorientation de la formation professionnelle » –, l’« arrêt de la publicité », ainsi qu’une « recherche indépendante pour éclairer les choix des citoyens et éviter les effets balanciers ». Côté entreprises, ils réclament des « relocalisations », ainsi que des salaires suffisants pour « bien consommer ». Plusieurs dispositifs concrets sont proposés pour atteindre cet « idéal », notamment légaux, comme « des critères sociaux et environnementaux dans les marchés publics » ou la « conditionnalité des aides publiques ». Le groupe demande aussi le respect des « contre-pouvoirs » des représentants des salariés et des syndicats, dont le « droit d’alerte » et le « droit d’information ». Il revendique enfin, pour les instances représentatives du personnel, un « droit suspensif sur les aides publiques obtenues par l’entreprise ». Beaucoup de grain à moudre pour le congrès de novembre à Rennes.
Ludovic Finez
« On n’a plus le temps pour le thérapeutique, que sont les labels et la Rse »
Concilier industrie et « enjeux environnementaux et sociaux » via « une action syndicale qui voudrait infléchir le cours des choses » ? « C’est un chantier gigantesque, qui suppose de rompre avec l’ère du capitalisme financier, en place depuis quarante ans », prévient Laurent Cordonnier, professeur à l’université de Lille. Invité à introduire l’atelier de l’Ugict, l’économiste note avec intérêt qu’« on sent tout de même l’ambiance se retourner un peu », une « prise de conscience, à différents niveaux de la société, qu’avec des seuils de rentabilité [exigés dans les entreprises] de 15 %, on va droit dans le mur ». « Et on n’a plus le temps pour le thérapeutique, estime-t-il, c’est-à-dire les labels et la Rse [responsabilité sociale des entreprises]. Pour en sortir, il faut modifier les instances de gouvernance des entreprises. Les entreprises de demain doivent aussi être dirigées par les salariés et les usagers. Les incitations et les lois ne suffiront pas. »
Autre levier, « la conditionnalité des aides publiques ». « Il faut une position très ferme sur cette question, insiste Laurent Cordonnier. On n’est pas loin, en France, des 200 milliards d’aides publiques par an et ce, quasiment sans contrôle, ni sur leur utilisation, ni sur leurs résultats. Les objectifs actuels sont incontrôlables. Fixons-en d’autres, contrôlables ceux-là : la dépollution, la décarbonation… »
La réindustrialisation est nécessaire
Quant à la réindustrialisation, poursuit l’universitaire, « c’est une question tout à fait pertinente, qui allie l’économique et l’environnemental. L’industrie ne représente plus que 12 % de la valeur ajoutée en France. Si cela continue, nous n’aurons plus rien à vendre. La réindustrialisation est nécessaire pour trois raisons : l’emploi, l’autonomie de notre politique macro-économique et l’urgence environnementale, car 50 % de l’empreinte carbone est due à l’importation de biens et services. »
Et Laurent Cordonnier de conclure : « Il faut se battre pour un autre type de commerce extérieur, équitable et écologique, revenir à une conception où les nations commercent. Établir, par exemple, une liste des cinquante produits qu’il est impensable de ne pas produire localement : biens stratégiques, filière énergétique, biens communs… Cela n’a rien de protectionniste. C’est ce qu’a fait la Chine, avec le principe de bonne réciprocité. » L’économiste se veut raisonnablement optimiste : « Je vois bien tout le chemin à parcourir mais je pense aussi que la crise sanitaire a un peu chamboulé les esprits. »L. F.
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