Entretien -  « Il est trop tôt pour conclure à une grande mutation »

Plus qu’il ne rompt avec un ancien modèle, le travail hybride réactualise des contradictions et des injonctions qui préexistaient à la crise. Il doit être l’occasion de remettre positivement en discussion le management, les modalités de contrôle et le « présentéisme ». Entretien avec Marie Benedetto-Meyer*, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université technologique de Troyes.

Édition 034 de mi juillet 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

Options  : Dans vos travaux, vous écrivez que le travail hybride ne se résume pas au décompte des jours télétravaillés. Comment, précisément, le caractériser  ?

– Marie Benedetto-Meyer  : Le terme «  travail hybride  » est une expression en vogue pour désigner des modalités de travail intégrant du télétravail, du travail à distance et sur «  site  ». Au-delà de la «  mode managériale  », le choix de ce terme est intéressant pour au moins trois raisons. D’abord, il a le mérite de poser la question de l’articulation entre les temps «  hors  » et «  sur  » site, alors que le terme de «  télétravail  » place la focale sur les seuls domiciles ou tiers lieux. Or, il est tout à fait intéressant de comprendre comment le travail hybride transforme aussi le travail «  en présentiel  », en termes d’espaces, de modalités d’articulation des temps et de place du travail.

La deuxième raison est que le travail hybride, si l’on adopte un point de vue centré sur l’activité de travail elle-même, permet d’observer l’hybridation des tâches ou des activités, comme les réunions hybrides ou tous ces moments qui mêlent outils de travail à distance et échanges en présentiel, toutes ces pratiques dont l’apprentissage s’est fait essentiellement par l’observation et par des essais-erreurs. Enfin, ce terme a l’avantage de mettre de côté le full remote, c’est-à-dire le 100  % distanciel, qui demeure un cas statistiquement très marginal, alors qu’on lui accorde une grande place dans les discours.

– Vous parlez de modalités de travail et non de mode d’organisation du travail. Pourquoi  ?

– En réalité, le travail hybride ne propose pas véritablement un mode d’organisation individuel et collectif du travail. Il s’inscrit dans des modes d’organisation du travail préexistants qui sont définis par ailleurs  : par projet, par objectif, en mode «  agile  »… Comme le numérique, il n’est rien en lui-même, il est pris dans des enjeux qui le dépassent. À l’occasion de la crise sanitaire, le télétravail s’est ainsi diffusé dans un contexte déjà caractérisé par une individualisation et une flexibilisation du travail, alors que la transformation des temps et des espaces, avec les open spaces ou le flex-office, était déjà amorcée.

D’une certaine manière, il met encore plus en évidence les paradoxes des organisations contemporaines qui prônent l’autonomie tout en exerçant un fort contrôle, mais aussi plus de souplesse tout en maintenant les procédures, etc. Avec le travail hybride, se met en place concomitamment une organisation des temps et des espaces possiblement plus souples, mais aussi un accroissement des normes de disponibilité et de réactivité… C’est pour cela que les observations en cours ne permettent pas de dire qu’il serait une remise à plat des organisations du travail.

– Le télétravail ne constitue donc pas une «  rupture  »  ?

– Il est en effet souvent présenté comme tel parce qu’il propose des nouveaux modes d’organisation des temps et du management, que l’on qualifie de management «  par la confiance  », par objectif, sans que l’on sache véritablement le définir. Peut-être que cela va en effet transformer les pratiques managériales mais, à ce jour, rien ne permet de l’affirmer. Le risque est aussi d’avoir aussi des modes de management par le contrôle, plus ou moins explicite, pour certaines catégories de télétravailleurs, moins qualifiés ou dont l’activité se prête moins au management par objectif. La manière dont ces évolutions seront perçues, plus ou moins acceptées ou considérées comme inévitables, sera intéressante à étudier. Je dirais en tout cas que le télétravail sera au service de l’organisation du travail et du management que l’on souhaite mettre en place.

– Avec quel impact sur le management de proximité  ? Observez-vous des effets inattendus  ?

– Les managers de proximité ont souvent été en première ligne pour organiser le télétravail au sein de leurs équipes. Ce rôle central des managers et leurs responsabilités sont intéressants à relever alors, qu’il y a quelques années, beaucoup s’interrogeaient sur leur utilité. On parlait «  d’entreprises libérées  », d’organisations horizontales, de «  supprimer  » les chefs… La crise sanitaire et le premier confinement ont finalement révélé leur caractère central.

Pour autant, ils ont été responsabilisés sans être beaucoup accompagnés, en tout cas dans un grand nombre d’entreprises. Ils ont été peu formés, ou de manière partielle, sans qu’ils aient les marges de manœuvre, le temps, les ressources nécessaires pour engager des discussions au sein des équipes ou entre managers sur les modalités de télétravail… et sans réaliser non plus de véritable retour d’expérience. En outre, ils ont dû faire face aussi à des injonctions contradictoires. Par exemple  : manager à distance par la confiance, tout en étant attentifs aux «  signaux faibles  » (fragilisation des télétravailleurs, éventuels risques psychosociaux…), ce qui peut se traduire, in fine, par de la surveillance ou du contrôle. Enfin, dans les entreprises où les managers peuvent décider de l’organisation des temps au sein de leurs équipes, cela peut créer des différences entre équipes et, par conséquent, un sentiment d’iniquité pour les salariés… et de mise en concurrence pour les managers qui se voient reprocher d’avoir moins bien organisé le télétravail que leurs collègues.

«  Alors que les modes d’organisation du travail contemporains multiplient les appartenances à des collectifs “faibles” (avec les organisations par projet, la multiplication des chantiers transverses, etc.), la période montre en fait le besoin de se reconcentrer sur des collectifs “forts”, donc sur des collègues avec qui on a l’habitude de travailler, avec qui on partage des pratiques, des savoirs.  »

– Les managers sont aussi en première ligne pour animer et maintenir les collectifs à distance. Quels enseignements en tirez-vous  ?

– C’est en effet un enseignement surprenant du travail hybride  : alors que les modes d’organisation du travail contemporains multiplient les appartenances à des collectifs «  faibles  » (avec les organisations par projet, la multiplication des chantiers transverses, etc.), la période montre le besoin de se reconcentrer sur des collectifs «  forts  », donc sur des collègues avec qui on a l’habitude de travailler, avec qui on partage des pratiques, des savoirs. Ce sont ces collectifs qui réussissent à fonctionner à distance, parce qu’ils savent trouver des formes de régulation. Les autres, comme les grandes équipes «  projet  », ne font parfois que répartir le travail et le coordonner à distance, mais sans véritable coordination ou collaboration.

– Quels risques avez-vous pu identifier  ?

– Les accords de télétravail signés depuis un an sont plutôt prudents. Ils définissent des modalités d’articulation des temps très diverses (fixité et rythme des jours de télétravail, délais de prévenance, critères d’éligibilité…). Le premier risque identifié est celui de voir se recréer une inégalité d’accès au télétravail. Avant la crise sanitaire, lorsque le télétravail était pratiqué de manière occasionnelle, il se présentait en effet soit comme un privilège, accordé essentiellement aux cadres autonomes, soit comme une concession ou une compensation exceptionnelle (garde d’enfant malade, par exemple) avec, déjà, des effets d’intensification du travail. Lors du premier confinement, le télétravail a pu être expérimenté par des personnes qui ne le pratiquaient pas, assistantes, conseillers bancaires, techniciens, ce qui a alimenté les discours sur une possible rupture avec l’ancien modèle.

Mais cette rupture ne se vérifie pas. De nombreuses entreprises sont revenues sur ces choix. En fait, elles n’ont pas procédé à une analyse fine de l’activité et autorisent le télétravail à certains statuts d’emploi, à des catégories professionnelles ou à un niveau d’ancienneté, ce qui porte le risque en particulier d’inégalités de genre ou générationnelles. Au lieu de définir ce qui est «  télétravaillable  » dans l’activité, cette définition continue de s’opérer par le métier ou par le statut, ce qui perpétue la notion de «  privilège  ». Les salariés doivent être en position de pouvoir choisir. Revenons sur les managers de proximité  : ce sont eux qui parfois doivent décider qui est autonome, qui ne l’est pas. On voit, dans certaines organisations, des questionnaires d’autoévaluation être proposés aux salariés pour savoir s’ils sont autonomes. On voit ici le risque de pressions managériales ou de mécanismes d’autocensure par les salariés  : ce doit être un point de vigilance.

En ce qui concerne les effets dans l’activité, de nombreuses études mettent en évidence des risques d’intensification du travail, à distance certes, mais aussi une densification des journées sur site, ce qui est encore peu documenté  ; des risques également de dispersion et de fragmentation du travail, des difficultés à articuler temps individuel et collectif, avec une moindre déconnexion liée à la diffusion d’outils numériques nomades dont l’encadrement ne peut pas être réglé par une simple charte. Le paradoxe est de mettre en place une organisation très individualisante mais qui mise beaucoup sur le collectif, avec une injonction à davantage de collaboration et de coopération, sans les moyens de l’organiser collectivement.

– Le travail hybride est pourtant présenté comme le «  futur  » du travail. Nécessairement  ?

– Il est souvent affirmé en effet que la voie a été ouverte à un mouvement irréversible. Mais il est encore trop tôt pour conclure à une grande mutation. Restons prudents  : le télétravail recouvre encore des situations extrêmement hétérogènes et sa pratique est plutôt en baisse. Alors qu’il ne concernait que 3  % des salariés – officiel, formel – avant la crise sanitaire, il a atteint un pic de 40  % lors du premier confinement, pour s’établir désormais autour de 20  %, selon les dernières études, avec, nous l’avons vu, des inégalités d’accès et de manières de pouvoir le réaliser. Cette pratique n’est pourtant pas encore stabilisée, avec une nouvelle incitation à télétravailler à la faveur de la crise énergétique et de la prise de conscience des enjeux environnementaux.

Au fond, le travail hybride, plus qu’il ne rompt avec un modèle, réactualise des contradictions et des injonctions qui préexistaient à la crise. Il doit être l’occasion de remettre positivement en discussion le management, les modalités de contrôle, le présentéisme, de mettre en débat les questions de déconnexion. Dans tous les cas, il doit nous permettre de questionner le sens et la place du travail.

Propos recueillis par Christine Labbe

Entretien paru dans la revue Options no 674

* Coautrice avec Tenzing Conseil et Louise Bellamy de Quand le travail s’hybride  : (re)penser l’organisation et le sens du travail, Recto/Verso, mars 2022.