La généralisation précipitée du télétravail a impacté le travail dans sa globalité : durées, transmissions, relation objectifs-moyens, pratiques managériales… Pour quel nouveau paysage social ?
Participants :
Nayla Glaise, Dsc Cgt Accenture, membre du présidium d’Eurocadres et du bureau de l’Ugict ;
Karim Lakjaâ, membre du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale ;
Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-Cgt ;
Pierre Tartakowsky, Options.
– Options : Vous avez vécu le basculement dans le télétravail généralisé ; après plusieurs mois de pratiques, comment décririez-vous les principales caractéristiques de cette séquence ?
– Karim Lakjaâ : Dans la fonction publique territoriale, nous avons connu quatre temps bien distincts. Dans l’avant-Covid, la pratique du télétravail était très marginale, cantonnée aux seuls cadres, et donc, sans outils ad hoc, sans cadre. Même après que la loi Dussopt du 6 août a facilité le recours au télétravail, les employeurs ne s’en sont pas vraiment emparés. Avec le premier confinement, tout se précipite, se fait dans l’urgence, sans recul ni réflexion des employeurs. Le télétravail devient brusquement une sorte de norme, mais sans cadre formalisé, malgré quelques notes de service très générales, valables quelle que soit la taille de la collectivité.
Après le confinement, ces pratiques informelles perdurent, tandis qu’un décret élargit le recours au télétravail. C’est le moment où nous avons saisi les salariés en lançant notre appel « Stop aux nouvelles aliénations » et en diffusant un livret très documenté sur le numérique appliqué aux cadres territoriaux, très apprécié par nos collègues. Aujourd’hui, on a à la fois un cadre juridique, une réalité de masse et des employeurs inquiets d’une possible perte de contrôle sur l’espace d’autonomie qui s’est ouvert, singulièrement dans la masse de la catégorie C.
Dans ce contexte, on constate que le télétravail déstabilise les collectifs de travail, les relations interindividuelles, et précipite un réflexe de défausse des employeurs et des managers stratégiques de leurs propres responsabilités sur les cadres. Cela se traduit par une pluie de prescriptions organisationnelles, issues d’un corpus de notes de service, parfaites dans l’esprit et la rédaction, complétées par des chartes du travail, des guides spécifiques sur le management, accompagnés de formations de cadres intermédiaires et de proximité. Cette production des directions générales s’organise autour de la notion d’un « management performant et bienveillant ».
Mais cette « bienveillance » a tout d’un faux nez et signale la plupart du temps une dégradation des relations sociales. C’est que la relation managériale entre le cadre et ses collaborateurs et collaboratrices s’est d’abord largement jouée autour de l’allocation des moyens. Attribuer un ordinateur portable, c’est distribuer du pouvoir, de la reconnaissance ; c’est le cadre qui détermine qui va en bénéficier, qui n’y aura pas accès. Sur quels critères compréhensibles par les salariés, avec quelles quotités et dans quel cadre d’égalité ? Mystère et arbitraire ! Dans mon administration, qui emploie 3 500 agents, la direction de l’économie a généralisé le télétravail en veillant, lorsqu’il n’a pas été possible d’allouer un portable à un collaborateur, à ce qu’un cadre A soit toujours présent à son côté. Mais à la direction de la culture, les cadres qui se réclamaient d’une note de service encourageant le télétravail se sont vu opposer un « pas ici » définitif.
– Nayla Glaise : Les entreprises du secteur privé qui pratiquaient déjà le télétravail n’ont pas été prises au dépourvu. Les autres, si. Une enquête Secafi montre à cet égard que lorsqu’il avait été négocié en amont du confinement, le télétravail posait moins de problèmes que là où il n’y avait pas d’accord. Ceci étant dit, même les entreprises rompues de longue date au télétravail ont été confrontées à deux grands problèmes : le matériel et le management. Le premier s’est vite résolu. En revanche, l’encadrement a été profondément déstabilisé par la dispersion du collectif de travail, par sa mise à distance avec les collaborateurs. Les managers ont donc dû improviser, chacun avec ses outils et qualités propres, avec aussi ses limites… C’est comme cela qu’un de mes collègues s’est vu reprocher par son N + 1 de ne pas être en permanence devant son écran, d’avoir sur son ordinateur des sites de ventes de voitures… Ce type d’intrusion, de méfiance érigée en management est évidemment catastrophique.
Il y a heureusement d’autres exemples, mais d’une façon générale, le salarié s’est retrouvé au milieu d’un flou organisationnel : que pouvait-il faire, que devait-il ne pas faire ? Le lieu de travail fournit des repères vis-à-vis de ces questions. En revanche, livré à lui-même, à son domicile, le télétravailleur s’est angoissé à l’idée qu’il devait démontrer qu’il travaillait bien et beaucoup. D’où des explosions horaires et une lourde tendance à la dépression. Une enquête interne de mon entreprise montre d’ailleurs qu’entre le premier et le second confinement, il n’y a pas de grandes variations dans la perception des salariés, malgré leurs différences majeures, notamment au regard de la présence des enfants. La vérité, c’est que les employeurs ne savent pas gérer le télétravail à temps plein, à haute dose, impliquant des milliers de salariés dispersés et à qui ils ne font pas toujours confiance. Cela se lit d’ailleurs dans les accords d’entreprises qui sont signés et qui, pour la plupart, se contentent plus moins d’adapter l’existant…
– Jean-Luc Molins : Nous avons, dès les premiers jours, réclamé un encadrement du télétravail, dénoncé la menace d’élargissement d’une zone grise, déjà préoccupante, et l’obstination du Medef à refuser tout accord, tout avenant, toute garantie pour les salariés. De fait, on assiste à une généralisation de formes de travail maltraitantes, qui ont produit des résultats catastrophiques. Une récente enquête du cabinet Empreinte humaine confirme les conséquences du refus de la partie patronale ; elle révèle que 49 % des salariés se retrouvent en situation de détresse psychologique. Cela donne la mesure des conséquences de l’incapacité et du refus de nouvelles formes de travail adaptées aux besoins collectifs et individuels, et sécurisées légalement.
Confronté à une situation exceptionnelle et inédite, le management est resté tel qu’en lui-même : monolithique, fondé sur la surveillance des salariés et sur un reporting qui, loin de faiblir, s’est emballé. Les salariés doivent rendre compte de leur travail et les managers, de celui de leurs équipes. Rien d’étonnant donc à ce que ces derniers soient les plus nombreux à se déclarer en souffrance : ils subissent les débordements horaires, les surcharges dues, entre autres, à l’infobésité, et la frustration de voir ces phénomènes obérer leur capacité à organiser le travail, à le répartir et à le réguler en termes d’entraide au sein de leurs équipes. Ce défaut d’anticipation des employeurs quant aux mutations du travail augure mal de l’avenir, car on va de plus en plus être confronté à des organisations mouvantes du travail, à l’échelon national et international.
– À travers ces pratiques managériales, qu’est-ce qui se joue dans les modifications en cours, de façon plus générale et plus spécifiquement après l’accord obtenu par le Medef ?
– Karim Lakjaâ : En prenant du recul, on a vu nos collègues entrer dans le télétravail un peu comme de jeunes start-uppers heureux de se retrouver libres, autonomes – où je veux quand je veux – et éloignés de certaines modalités de domination au travail… Quelque temps plus tard, les mêmes étaient pressés d’en sortir, angoissés par l’atomisation, la mise à l’écart du collectif, la perte du soutien managérial. On a mené une enquête sur 2 177 agents et cadres territoriaux, moitié-moitié. Tous disent avoir augmenté leur temps de travail sous la pression psychologique d’une obligation de résultat, fruit du management stratégique.
Ce niveau de management, très hors-sol, a récusé toute idée d’accord sur le télétravail ; au lieu de quoi, il a préconisé des chartes, qui synthétisent tout ce qui peut faire consensus et laissent de côté tout ce qui pose problème. Notre enquête indique que, pour les cadres, le management à distance s’est durci, recentralisé et verticalisé. À 91 % ils estiment que leur travail est de plus en plus complexe, ce qui rend leur isolement de plus en plus lourd. Dans ce contexte, ils ont géré deux épisodes très traumatisants : d’une part, ils ont eu à dire qui pouvait avoir accès au télétravail et qui avait droit à la prime Covid, sachant que bénéficier du premier fermait la possibilité de toucher la seconde…
D’autre part, ils ont dû gérer les suites du retrait de congés, soit un vol de trois à dix jours. L’encadrement a dû expliquer à des gens qui s’étaient dépensés sans compter pour assurer leurs missions, qu’ils n’auraient pas de prime et moins de congés, ce qui revenait à dire que le télétravail équivalait, en quelque sorte, à des vacances. Rien de tel pour détruire une relation managériale. L’enquête signale d’ailleurs que, à 80 %, les cadres déclarent avoir subi une perte de lien avec le collectif de travail.
– Nayla Glaise : On a basculé, en deux jours, d’une situation à une autre, d’une organisation du travail à une autre. L’entreprise ne l’a pas anticipé et n’a pas su y travailler. Mais les employeurs tentent de transformer leurs limites en stratégie, en saisissant l’opportunité de mettre en cause un droit du travail conçu autour d’une réalité territoriale – le lieu de travail – et non autour d’un salarié porteur de droits, indépendamment de sa situation ou de sa localisation.
D’où l’importance, pour les salariés, d’obtenir un accord national interprofessionnel, seule façon d’établir des mesures de prévention valables pour toutes et tous, comme, pour ne prendre que cet exemple, un véritable droit à la déconnexion. Un tel accord permet justement de savoir qui a droit à quoi et ce qu’il ne faut pas faire, sauf à se mettre en danger juridiquement. Même s’il ne garantit pas automatiquement l’effectivité de ce qui y est écrit, il constitue une référence, une norme, un point d’appui pour étayer une revendication. Cela joue contre les grosses dérives, qu’il s’agisse de temps de travail, de surveillance intrusive des salariés ou de protection des données, protection nécessaire et souvent fragilisée par des mises en réseaux improvisées.
– Jean-Luc Molins : Soyons clairs, ce qu’on a qualifié de négociation sur le télétravail n’en a pas été une. Elle a d’ailleurs simplement accouché d’un simple guide de bonnes pratiques, évidemment « bienveillantes ». Corrélativement, on voit se confirmer un glissement important, vérifié dans certaines jurisprudences, d’une dichotomie croissante entre les prescriptions de l’employeur – les objectifs qu’il fixe – et ses obligations légales concernant la santé de ses subordonnés. Ces dernières tendent à s’estomper dans le contexte du télétravail, pour s’installer sur les épaules du management de proximité.
On parle alors d’une « coresponsabilité ». Le manager devient coresponsable de la protection et de la prévention de la santé, amenuisant d’autant les responsabilités de l’employeur, qui découlent du lien de subordination auquel le salarié est astreint. Ce télétravail-là correspond à une nouvelle forme de taylorisation, connectée, qui vise à abolir définitivement toute frontière entre les temps de vie. Travail et hors-travail se trouveraient réunis en un temps unique, légitimant ainsi une disponibilité et, pire encore, une mobilisation permanente.
– Dans l’immédiat, que peut-on opposer à cette perspective ?
– Karim Lakjaâ : Jusqu’à ces derniers temps, lorsqu’on évoquait le télétravail, la déconnexion, on en parlait à froid, comme de phénomènes un peu lointains, éthérés. C’est devenu un fait social massif et, par voie de conséquence, nos collègues qui l’expérimentent comprennent beaucoup mieux nos revendications, qu’il s’agisse de la présence, de la déconnexion, des délais de réponse… Cela nous permet une mise en débat concrète, articulant qualité des missions, besoins professionnels et protection des salariés.
Le Cnfpt, organisme paritaire dont la Cgt assure la vice-présidence, mène ainsi une réflexion positive sur les impacts de la transition numérique sur nos métiers, sur ses enjeux et sur l’anticipation des collectivités. Il en ressort déjà des pistes de réflexion sur le temps de travail, le développement des compétences numériques, l’accès aux formations des agents, la modernisation des pratiques managériales, collaboratives et de confiance. Une terminologie plus intéressante que celle de la « bienveillance »… Il s’agit d’enjeux décisifs pour les agents, comme pour leur protection, leur temps de travail, la mesure de la performance, la déconnexion.
– Jean-Luc Molins : L’accord européen sur le numérique signé par la Confédération européenne des syndicats (Ces) en juin est un levier d’action non négligeable. Il pose la question du droit à la déconnexion, stipule que le télétravail relève de ce droit. Il pointe également le flou qui s’installe entre vie professionnelle et vie privée, avec à la clé des ambiguïtés quant aux responsabilités des uns et des autres. Or, à l’inverse du projet français d’accord national interprofessionnel sur le télétravail, ce texte est normatif, il doit être transposé dans tous les États et prévoit des prescriptions pour rendre effectif le droit à la déconnexion.
Aujourd’hui, le Portugal, l’Espagne et le Danemark ont négocié des accords qui encadrent sérieusement le télétravail. Alors qu’en France, à rebours de ce qui se pratique en Europe, on est en train d’entériner les ordonnances Macron de 2017 et la loi Travail. Le Medef refuse tout cadre normatif interprofessionnel et renvoie tout à l’entreprise, entreprise où l’on se retrouve confronté à des chartes sans norme minimale, organisant le bon vouloir de l’employeur. C’est une véritable prime à ceux qui vont jouer à fond le dumping social.
– Nayla Glaise : D’une certaine façon, en créant des préoccupations identiques pour tous, le Covid a aussi jeté les bases d’une démarche revendicative partagée au plan européen. Or, si l’on a pu avoir un accord interprofessionnel en 2005, c’est grâce à l’accord européen de 2002. Il y a quelque temps, nous avons eu une réunion à la Ces pour déterminer l’agenda du dialogue social en 2021 : tous les États sont demandeurs d’un nouvel accord sur le télétravail, qu’ils lient à une ouverture de négociations.
Au niveau européen, contrairement à ce que nous connaissons en France, le dialogue social est pris au sérieux et il existe, de part et d’autre, une volonté d’aboutir. Pas forcément au même résultat, cela va sans dire. Mais ne pas aboutir est ressenti comme un échec collectif. En France, le Medef a refusé durant des mois l’idée même d’une négociation. Il faut donc résolument s’appuyer sur le niveau européen, sur le plan social comme au niveau du Parlement, où des initiatives intéressantes émergent autour de l’encadrement du télétravail et notamment avec un droit à la déconnexion.
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