Supprimer seize jours de Rtt et réduire son salaire de 10 % pour sauver le quotidien ? Aux dires mêmes des experts, la proposition était une véritable provocation. Salariés et syndicats s’y sont opposés. Récit d’une mobilisation pas comme les autres.
Fin juillet, un « accord de performance collective » (Apc) a fait l’unanimité contre lui : celui proposé deux mois plus tôt aux 350 journalistes du quotidien L’Équipe. Il n’y a eu aucune divergence à ce sujet. Tout comme leurs représentants du Snj-Cgt et du Snj, les salariés ont refusé de le ratifier. Le texte proposé était semblable en bien des points à ceux ratifiés chez Derichebourg, Adp, Valeo ou ailleurs ces dernières semaines : des accords qui, au nom de la crise sanitaire et de ses effets sur l’activité, posent les bases d’une régression sociale hors norme.
Dans cette entreprise de presse, rien de moins que la suppression de 16 jours de Rtt sur 22 et une réduction de 10 % de la rémunération du personnel. La direction du groupe Amaury, propriétaire du titre, ne s’en est guère vantée. L’annonce, faite quelques jours plus tôt par une société comme Ryanair, du recours à un accord de ce type n’était guère flatteuse. La presse avait alors déjà souligné les dérives inhérentes aux Apc : un dispositif ouvrant à la négociation le champ de tous les possibles en permettant aux employeurs de revenir sur les droits et garanties, aussi bien collectives qu’individuelles, des salariés. En effet, ces accords sont les seuls qui permettent aux entreprises d’imposer aux salariés une modification de leur contrat de travail sous peine, en cas de refus, de licenciement pour cause « réelle et sérieuse »…
Tentatives de contournement des syndicats
Pour parvenir à ses fins, la direction du journal a donc tenté de ne pas trop faire parler d’elle. Elle s’y est prise en usant d’une stratégie vieille comme celle des relations sociales : tenter de neutraliser les organisations syndicales en proposant aux personnels, avant même l’ouverture des négociations, des réunions d’information sur la crise du journal et les moyens de la dépasser. La ficelle était trop grosse : « Une manière trop simple de chercher à convaincre les salariés pour, ensuite, nous faire croire à nous, représentants syndicaux, qu’ils voulaient que nous signions », témoignent Denis Perez et Stéphane Antoine, tous deux éditeurs à la rubrique football, l’un délégué syndical, l’autre élu Cse du Syndicat national des journalistes-Cgt…
C’était oublier la défiance et l’exaspération des personnels qui, depuis des années, affrontent des plans de licenciements, entamant chaque fois un peu plus les conditions de travail et la capacité des journalistes à bien faire leur métier, explique Emmanuel Vire, secrétaire général du Snj-Cgt. C’était négliger aussi la volonté des personnels, en dépit de la crise sanitaire et des difficultés sociales annoncées, de se défendre et d’avancer ensemble, ajoute-t-il. Par deux fois, ces dernières années, ils avaient surpris en faisant grève, pratique peu usitée dans le secteur. Pendant le confinement, ils avaient marqué les esprits par leur volonté ne pas abandonner les journalistes précaires à leur sort. Ils avaient organisé une collecte pour les pigistes et Cdd, premiers touchés par les conséquences de la pandémie.
À l’initiative du groupe « Triple zéro »
Début juin, les journalistes rejettent les appels du pied de la direction et se rassemblent dans un groupe Whatsapp nommé « Triple zéro », comme « zéro atteinte aux Rtt, zéro baisse de salaire et zéro licenciement ». Le groupe fait vite le plein. Et la décision de rendre publique une lettre soutenant expressément l’inter-syndicale dans ses discussions avec la direction ne suscitera aucune opposition.
Que les ventes du quotidien sportif aient souffert de l’arrêt des compétitions pendant le confinement, aucun salarié ne le contestait. Mais au sortir de cette période, le groupe Amaury, propriétaire du titre, disposait de 300 à 400 millions d’euros de trésorerie. Sa situation financière n’était pas mauvaise au point qu’il soit urgent de sabrer les droits et garanties collectives du personnel. « Pour preuve, aucune demande de prêt garanti par l’État n’avait été demandée », souligne l’intersyndicale. Qui plus est, le calendrier sportif à venir était chargé : Ligue des champions, Tour de France, Euro de football, Jeux olympiques… « La proposition qui nous était faite trahissait surtout le mépris pour toute ambition éditoriale. Elle confirmait la volonté du groupe de récupérer le titre pour renforcer une stratégie entièrement tournée vers la communication, le clinquant et le chic, en usant de la marque L’Équipe pour valoriser ce qui lui rapporte d’abord et avant tout, à savoir le Tour de France », expliquent Denis Perez et Stéphane Antoine.
Un compte rendu oral sur Whatsapp
Pendant deux mois, les salariés, élus et mandatés ou pas, avanceront de concert. Chacun tient le cap : les représentants du personnel refusent tout accord qui ne garantirait pas l’avenir du journal et font, à l’issue de chaque séance de négociation, un compte rendu oral sur Whatsapp. « Nous n’étions pas fermés au dialogue sur les moyens d’affronter une deuxième vague. Mais pas aux conditions qui nous étaient proposées… Qu’est-ce qui aurait pu faire qu’on signe en l’état une telle dégradation des droits ? Même les experts étaient abasourdis », se rappellent les deux militants.
Les salariés, eux, alimentent le rapport de force par leur présence et par la publication, tout au long des discussions, de libres propos de salariés exigeant tous, peu ou prou, le respect des conditions de travail au nom de la santé et de l’exercice du métier. Fin juillet, un vote est organisé sur le réseau social quant à la pertinence ou non de signer l’accord proposé : 251 journalistes y participent sur les 350 employés en Cdi : 245 voix se prononcent contre, 6 pour…
Bien sûr, l’affaire n’est pas réglée. Bousculée par le numérique et par l’exigence d’un retour sur investissement que l’activité journalistique ne pourra jamais assurer, L’Équipe reste menacée. La cohésion qui a permis d’éviter un accord de performance collective se retrouvera-t elle si la direction propose un plan social ou de départs volontaires ? Dans ce cas, le collectif pourrait éclater. Reste une certitude : la bataille qui vient d’être gagnée n’est pas près d’être oubliée.
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