Libérée à l’extérieur de l’entreprise, notamment via les réseaux sociaux, la parole devient de plus en plus rare et contrainte à l’intérieur, malgré les méthodes de management davantage « collaboratives ».
S’exprimer pour mieux travailler : lorsque en 1982 Jean Auroux, alors ministre du Travail, défend le droit d’expression directe des salariés, il a cette formule saisissante : « L’entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes. » Depuis les lois qui portent son nom, notre époque, de ce point de vue, se singularise par de nouveaux paradoxes : libérée à l’extérieur de l’entreprise via notamment les réseaux sociaux ou superficiellement encouragée par les méthodes de management davantage « collaboratives », la parole devient « de plus en plus rare et contrainte à l’intérieur de l’entreprise. Dans les unités, les pôles, les services, les cadres, face à leur N + 1, se risquent de moins en moins à émettre une critique constructive visant notamment l’organisation du travail ». Le diagnostic est posé par l’Ufict-Cgt Mines-Énergie qui, depuis janvier 2019, développe une campagne sur le droit d’expression en déclinant, mois après mois, une dizaine de thématiques adossées à des propositions : ce droit y est ainsi articulé avec les chartes éthiques et règlements intérieurs, la responsabilité sociale des entreprises, l’exercice de la responsabilité, le management, les lanceurs d’alerte ou le rôle des représentants du personnel.
Un droit d’expression directe et collective
En théorie, « les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail ». Cette expression « a pour objet de définir les actions à mettre en œuvre pour améliorer leurs conditions de travail, l’organisation de l’activité et la qualité de la production dans l’unité de travail à laquelle ils appartiennent, et à l’entreprise ». Mais, ce droit, « les salariés, pour des raisons multiples, l’ont perdu de vue », confirme Pascal Cabantous, secrétaire national de l’Ufict, animateur de la branche « ingénieurs, cadres, chercheurs », pour qui « être encadrant consiste aujourd’hui de plus en plus à être le porteur des stratégies d’entreprise ».
Dans le secteur de l’énergie comme ailleurs, ils sont pourtant de plus en plus nombreux à se dire dépossédés des choix stratégiques ou à considérer que les choix et pratiques de leur entreprise entrent en contradiction avec leur éthique professionnelle : ils sont 53 % dans ce cas selon le dernier sondage Ugict-Viavoice. Mais il ne peut y avoir d’injonction à l’expression, singulièrement individuelle : contre-productif et dangereux.
Management : interaction ou travail collectif ?
« Pour une organisation syndicale, intervenir sur la liberté d’expression dans l’entreprise est un exercice délicat car on se heurte d’emblée à la question des risques et à la possible mise en danger des salariés, dont l’expression est “encadrée” à la fois par le devoir de loyauté et par l’obligation de confidentialité, deux outils utilisés pour la répression », souligne Éric Buttazzoni, coordinateur Cgt du groupe Engie. Les chartes éthiques, qui ont fleuri dans les grands groupes, mais aussi les règlements intérieurs qui reprennent tout ou partie de ces chartes, participent à cette paralysie, en étouffant l’esprit critique et en transférant la responsabilité sur le salarié. Celle du groupe Engie par exemple : si elle oblige à « agir en conformité avec les lois et réglementations » et encourage « le signalement des incidents éthiques », elle rappelle également la nécessité de « faire preuve de loyauté ». Et si elle réaffirme le « principe de transparence », celui-ci ne doit pas faire « obstacle au respect du secret des affaires »… Pris dans cet étau, où et comment s’exprimer,sans s’exposer ?
Inscrite dans la durée, l’originalité de la campagne de l’Ufict tient à la multiplicité des angles d’approche qui, mis en commun, donnent sens à une reprise de la parole dans un cadre collectif. Les méthodes de management : qu’elles se nomment Opale à Edf Hydro, Teams ou Engie Way, « nous sommes confrontés à des expériences de management “collaboratif” ou “participatif” qui ont en réalité éloigné les décideurs de la réalité du travail et de ses conditions de réalisation, explique Philippe Godineau, secrétaire général de l’Ufict Mines-Énergie. Certaines vont relativement loin avec des équipes qui peuvent s’auto-organiser sans la présence de managers de proximité. Les salariés y sont encouragés à s’exprimer sur les projets d’organisation ; des outils dits “autoporteurs” sont censés favoriser leur travail en commun ». La parole y est-elle pour autant mieux prise en compte ? « Comme sur les réseaux sociaux, il y a de l’interaction. Mais l’interaction n’est pas du travail collectif. De plus, si la communauté de travail n’existait pas en amont, ce ne sont pas les outils numériques qui créent la coopération », répond Pascal Cabantous. Dans ce cadre, l’Ufict veut « légitimer le management de proximité », réaffirmer et renforcer son rôle auprès des salariés de manière, notamment, à encadrer leur droit d’expression et à favoriser les espaces de dialogue.
Alertes : comment contrôler leur traitement ?
Sous la pression législative – loi Sapin 2, relative au devoir de vigilance des multinationales –, des mécanismes d’alerte et de recueil des signalements ont été mis en place, ce qui a d’ailleurs obligé les directions à mettre à jour leurs chartes éthiques. Dans les entreprises de plus de 5 000 salariés, la loi inclut le signalement des risques graves pour les droits humains et les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et l’environnement, y compris pour l’activité des sous-traitants et des fournisseurs. Ces dispositifs ont-ils pour autant encouragé la parole et favorisé la remontée des « incidents » ? De manière très insatisfaisante, montre le dernier sondage Ugict-Viavoice : 42 % des cadres qui ont été témoins de pratiques illégales ou contraires à l’intérêt général disent ne pas les avoir signalées, essentiellement par crainte de représailles.
« Posons-nous la question : à qui sert l’alerte ? », demande Éric Buttazzoni, rappelant le combat des entreprises pour prioriser l’expression de l’alerte en interne, ce qui a été obtenu avec la loi Sapin 2. « Après, l’alerte tombe dans un trou noir, poursuit-il. Si elle est traitée, plus personne ne sait ce qu’elle devient. En réalité, elle sert essentiellement les entreprises à identifier un certain nombre de risques, à déterminer où et à quel degré elle se trouve fragilisée, d’où notre demande de mise en place d’un comité de suivi avec les représentants du personnel, tenus à une obligation de confidentialité, pour assurer un contrôle effectif de son traitement. » D’autant qu’elle semble faire l’objet d’un contournement, en quelque sorte, de son objet premier.
Au sein du groupe Edf par exemple, si 44 alertes ont été enregistrées en 2018, elles portaient moins sur des faits de corruption ou de violation grave des droits humains que – pour plus de la moitié – sur des signalements pour harcèlement moral ou sexuel. Dans les entreprises de plus de 50 salariés, la loi confère pourtant aux représentants du personnel un droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes (harcèlement, discrimination…) qui, tout en garantissant l’anonymat, permet la prise en compte et le relais de ces atteintes. Parce qu’il a un rôle premier dans l’organisation du travail « où l’on attend de lui autonomie, initiative et responsabilité, s’exprimer est certes un besoin pour un encadrant mais il est surtout une obligation », soulignent les responsables de l’Ufict, qui font le constat de l’absence d’espace de discussion et d’échange. En créer « pour contribuer aux finalités individuelles, à partir d’une réflexion commune et de l’expérience professionnelles » fait ainsi partie des objectifs que s’est fixés l’organisation, qui, au-delà, formule un certain nombre de propositions pour inscrire l’exercice du droit d’expression, toutes dimensions confondues, dans un cadre davantage collectif et négocié : mise en place de dispositifs de contrôle des chartes éthiques, négociées avec les organisations syndicales ; utilisation d’un droit de refus, de retrait et d’alerte ; « portage » de l’alerte par le syndicat avec un retour sur le traitement de la demande, lui-même effectué au sein d’une commission incluant les représentants du personnel… « Si le syndicat est un espace collectif où peuvent être portées les propositions sur le travail, il est aussi le lieu où les salariés, en amont d’une alerte, peuvent déjà exprimer leurs doutes », souligne Éric Buttazzoni. Avec davantage de sécurité.
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