Révolutionnaire communiste, embauché à la Fiat puis sur divers chantiers, intellectuel et alpiniste, le Napolitain est devenu un auteur prolifique. Le thème de la filiation est au cœur de son dernier livre, Grandeur nature.
En librairie, dans le domaine de la littérature étrangère, le rayon phare est celui de la littérature anglo-américaine. Parfois, il occupe la moitié de la surface… Mais d’autres origines linguistiques font un peu plus que de la résistance : la littérature traduite de l’italien, par exemple.
Sont plus ou moins oubliés les Alberto Moravia et Elsa Morante, Carlo Emilio Gadda, Giorgio Bassani, Cesare Pavese, Tommaso Landolfi, Mario Soldati, Carlo Levi, Curzio Malaparte, Beppe Fenoglio et Mario Rigoni Stern… Reste Guareshi pour sa série des « Don Camillo », Tomasi di Lampedusa pour Le Guépard, Umberto Ecco pour son célèbre Nom de la rose et l’auteur d’Une vie violente, Pier Paolo Pasolini, mort assassiné… Plus près du XXIe siècle, Alessandro Baricco émerge avec Soie, Elena Ferrante avec L’Amie prodigieuse et Roberto Saviano avec Gomorra…
« Établi » à l’usine Fiat, puis sur de nombreux chantiers
« J’ai adhéré aux luttes de ma génération. Je suis resté loyal envers ses raisons. À ceux qui demandent à quoi tout cela a servi, je réponds par une phrase du Talmud : “Il ne t’est pas imposé d’achever l’œuvre, mais tu n’es pas libre de t’y soustraire.” »
Erri De Luca est un auteur à part, Italien de Naples, né en 1950. Avec sa mère, il parle napolitain et avec son père, il échange en italien. Vers 16 ans, il s’annonce communiste, à 18 ans, il quitte sa famille. Comme il l’écrira, « je n’ai jamais eu autant de courage qu’alors, où je faisais mes débuts parmi les disparus en quittant maison, études, ville et toute mon origine. C’était en automne. » À 19 ans, il est membre de Lotta Continua, organisation d’extrême gauche qu’il quitte au milieu des années 1970.
Il vivra une vie d’ouvrier, « établi » d’abord à l’usine Fiat, puis sur de nombreux chantiers, manœuvre itinérant insatiable (« ouvrier, c’est un homme qui collectionne, comme tout le monde, des jours vides de force et qui doit se l’inventer, appeler le corps à se donner à fond »). Parallèlement, il est bénévole en Tanzanie pour mettre en route des éoliennes, chauffeur de camion pour des convois humanitaires, hier sur les routes de Bosnie (« je vais chez un peuple enfermé dans des caves, qui s’enchaîne à un pont pour le défendre »), aujourd’hui sur les chemins d’Ukraine.
Alpiniste émérite, des Dolomites à l’Annapurna
Cela ne l’a pas empêché de lire la Bible, le matin, tôt, avant d’aller embaucher, et d’apprendre l’hébreu, afin de mieux saisir ce texte, et le retraduire. Pour connaître les voix des anéantis, il se met au yiddish et pour comprendre les bourreaux, il apprend l’allemand. Afin de continuer à s’élever, il grimpe en alpiniste émérite, des Dolomites aux Alpes, jusqu’à l’Annapurna : « J’ai foulé les marches de l’échelle invisible formée par l’appui des pas. »
Raconter la vie d’un écrivain apprend toujours sur son œuvre, ses influences, ses thématiques, ses orientations, ses points de vue… Mais chez Erri De Luca, la vie et la littérature ne font qu’un et, lorsqu’on le lit, on a l’impression de le connaître comme on connaît un frère. Cet homme n’est pas un écrivain engagé au sens coutumier du terme ; il est un écrivain engageant, nous mettant en demeure d’être des témoins avisés. Des histoires qu’il conte ou de la grande histoire qu’il raconte, il fait du lecteur un observateur-acteur informé et éclairé : lumière crue sur ce que fût le XXe siècle, l’industrialisation de la mort, le capitalisme sauvage, la violence, toute les violences.
« Même un dieu ne peut plus rien y faire »
« En somme, c’est curieux à dire, mais il me semble que tu veuilles intervenir sur le passé pour le corriger. Tu le critiques avec l’intention de le changer, mais c’est impossible. Même un dieu ne peut plus rien y faire », fait il dire au père d’un jeune garçon qui ressemble à si méprendre à l’auteur (Tu, mio).
Le thème de la filiation est encore plus présent dans Grandeur nature, son dernier livre, composé de plusieurs cours récits. Le premier nous projette face au tableau de Chagall où l’on voit le père du peintre. Erri De Luca donne voix au fils : « Chagall fils s’écarte de l’ombre de son père » mais « les distances profondes rapprochent ». Dans J’oubliais moi aussi, il pose la question : de qui les enfants de Naples, garnements à moitié nus, sans chaussures, sont-ils les fils ? « De personne, la misère les avait affranchis de la propriété des adultes. »
Un hommage à la figure de Janusz Korczak
Dans Le Tort du soldat, ilconvoque la nécessaire vitalité d’une jeune femme dont le père fut un nazi fier de l’être, s’initiant à la Kabbale pour élucider les ressorts du complot juif qui fut, d’après lui, l’arme fatale contre le IIIe Reich… Dans Un faits divers, il décrit le courage de Janusz Korczak, médecin qui s’occupa des enfants du ghetto de Varsovie et que jamais personne n’appela père.
Au cœur de ce livre, Erri conte aussi et surtout sa profonde affection pour sa mère et son père : « n’étant pas père », il reste « nécessairement un fils ». Un fils qui est parti tôt du domicile familial, pour mieux se construire, ou pour être, tout simplement, au cœur des mémoires.
Erri De Luca est l’auteur qui n’invente pas ses personnages. Ils existent ou ont existé, ils sont une parcelle de l’humanité toute entière. Mais surtout, il fait vivre et revivre les gueulements, les doléances et les révoltes du passé et du présent, les pieds sur terre, profondément enracinés. Les mots d’Erri De Luca, accompagnés de silence, de suspensions, de retours et de dépouillement, disent l’Histoire et nous questionnent sur notre responsabilité individuelle.
Gallimard publie un recueil (1 024 pages) de plusieurs textes d’Erri De Luca dans la collection Quarto sous le titre Itinéraires(œuvres choisies), 26 euros.
Tu, Mio (1998), Folio, 144 pages, 6,10 euros.
Toute l’œuvre d’Erri De Luca est traduite magnifiquement par Danièle Valin.
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