Entretien -  Éloge de la conflictualité

Temps de lecture : 6 minutes

Violence terroriste, violence policière ou violence d’État : les mois se suivent et, en cette rentrée, l’actualité ne fait pas exception. Que dit cette situation de nos sociétés et des relations sociales qui s’y développent ? Une analyse de Monique Chemillier-Gendreau.

Entretien Avec Monique Chemillier-Gendreau juriste, professeure émérite de droit public et de science politique à l’université Paris-Diderot. Elle vient de publier, chez Textuel, Régression de la démocratie et déchaînement de la violence.

Options : Que vous inspire, pour commencer, l’appel à cette « société de vigilance » fait par le président de la République au lendemain de l’attentat à la préfecture de police de Paris ?

Monique Chemillier-Gendreau : Cette expression est extrêmement ambiguë. Car, qui doit exercer la « vigilance » ? Si par là on ouvre la voie à la dénonciation du voisin, cela ne peut être une réponse aux risques d’attentat. La réponse que l’on pourrait attendre d’un gouvernement est tout autre : elle serait d’afficher sa volonté de construire une société de confiance.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire une société dans laquelle tous les individus présents sur le territoire ont leur place, une société qui recherche l’inclusion et non la stigmatisation, qui n’accepte pas les discours de haine dirigés contre telle ou telle partie de la population. Il faut accepter les différences dans leur diversité comme une richesse. Les attentats comme celui qui a été commis par un militant néonazi le 9 octobre à Halle, en Allemagne, sont le fait de ceux qui recherchent une société composée de personnes toutes identiques.

Dans les pays où la démocratie est en recul, comme les États-Unis, le Brésil ou les pays d’Europe centrale, les gouvernants se font complices de cette idée. Aucune société démocratique ne peut s’accommoder d’un tel projet qui n’a aucune base dans la réalité. Il n’existe aucune société homogène fondée sur une identité unique. Aucun d’entre nous ne peut être réduit à un trait particulier : un lien national, une religion, une orientation sexuelle ou autre. Laisser imaginer cela conforte une conception de l’identité totalement mortifère. Et la réponse est dans la montée de la violence chez ceux qui se trouvent ainsi exclus du projet politique.

– Et cela encourage la peur ?

– Plus on se crispe sur son identité, plus on a peur de l’autre, de celui qui est différent, plus on s’éloigne de ce que La Boétie avait si bien compris lorsqu’il prônait l’« entre-connaissance » entre tous les humains.

« On met en avant la violence des casseurs dans les manifestations. Mais il faut aussi parler de la violence d’État, par exemple celle qui résulte d’un impôt injuste ; ou de la fermeture d’une usine avec les pertes d’emploi qui en découlent ; ou encore de la violence policière. »

Monique Chemillier-Gendreau

– Diriez-vous que cela explique la montée de la violence ?

– La question de la violence est très complexe. On met en avant celle des casseurs dans les manifestations. Mais il faut aussi parler de la violence d’État, par exemple celle qui résulte d’un impôt injuste ; ou de la fermeture d’une usine avec les pertes d’emploi qui en découlent ; ou encore de la violence policière qui permet, dans un pays comme la France, l’usage d’armes de nature à causer des blessures irrémédiables sur des personnes qui ne faisaient qu’exercer leur droit de manifester.

Il faut aussi dénoncer, à l’échelle internationale, les violences qu’engendrent nos sociétés par les ventes d’armes. Contrairement aux dénégations des gouvernements, ces armes servent contre des populations civiles sans défense. Si nous revenons à la violence interne à une société, il faut parler du droit à la résistance qui, sous la Révolution française, a été inscrit dans la Déclaration des droits. Est-ce que le droit de résistance à l’oppression peut aller jusqu’à l’usage de la violence ?

À l’époque des luttes anticoloniales, les violences engendrées par la répression des États étaient jugées illégitimes. Mais, au début des années 1960, l’Onu a ouvert une petite fenêtre dans le droit international avec l’adoption d’une résolution permettant aux peuples en lutte de recevoir une aide étrangère, y compris militaire. Est-ce à dire que l’on a le droit de résister à une loi lorsque celle-ci est scélérate ? Une chose est sûre : la violence surgit lorsque les revendications n’ont pas de débouché politique. Le recours à la violence est un échec du politique.

– C’est-à-dire ?

– Une société est politique lorsqu’en son sein la pluralité est acceptée et respectée. Lorsqu’il en est ainsi, la diversité a toute sa place et un espace démocratique émerge dans lequel la violence se déplace vers ce qui est de l’ordre de la conflictualité. Cela n’élimine pas toute velléité de violence mais cela en réduit l’ampleur. Alors, en effet, les individus, indépendamment des communautés d’appartenance qui sont les leurs, s’unissent par un lien politique. Débattre, convaincre, se laisser convaincre, telles sont les règles du jeu démocratique. Mais il doit s’exercer entre tous, et sans exception.

– Ce que les sociétés démocratiques ne parviennent pas toujours à assurer ?

– La démocratie, telle qu’elle est née après la Révolution française, s’est construite sur des outils juridiques : le suffrage universel, la séparation des pouvoirs, le multipartisme, l’indépendance de la justice, autant de recettes nécessaires, mais non suffisantes. Cela d’autant plus que le pouvoir de l’argent et le rôle des médias et des réseaux sociaux viennent pervertir le jeu démocratique. Ainsi, ces conditions ne garantissent pas les bases d’une démocratie réelle. On le voit dans les pays qui se disent démocratiques et connaissent cependant des mouvements sociaux de grande ampleur. Pour que la démocratie existe, il faut aussi qu’il y ait reconnaissance de la pluralité sociale et de la conflictualité inhérente à toute société.

– Mais la loi n’est-elle pas là pour empêcher la violence ?

– La loi n’est qu’un point d’équilibre trouvé à un moment donné entre les contradictions de la société. Un point d’équilibre qui sera nécessairement, ensuite, dépassé. Mais aujourd’hui, le jeu entre les contradictions sociales est faussé par le pouvoir aux mains du « souverain ». Il faut en finir avec cette conception du pouvoir aux mains d’un seul ou d’un petit groupe. Or la souveraineté étatique permet cette confiscation. La philosophe Hannah Arendt disait que la souveraineté est contraire à la pluralité. L’histoire le montre : sans acceptation de la pluralité conflictuelle, il ne peut exister de démocratie. Nous y sommes.

« La mode est aujourd’hui au consensus. Un leurre. Pourquoi serions-nous tous d’accord ? Le faire croire est une illusion et l’imposer mène à la tyrannie. Une société de confiance serait celle qui assumerait la diversité et des différences. »

– Diriez-vous que les attaques menées actuellement contre le droit social reflètent ce refus de la conflictualité que vous appelez de vos vœux ?

– Le droit social est le produit de cette conflictualité indispensable à la démocratie. Il reconnaît le débat entre parties qui ont des intérêts divergents ; il ne le confisque pas. Il donne toute sa place à une institution libératrice comme l’inspection du travail. L’affaiblissement de cette institution et de tout le droit du travail n’est pas de bon augure. Comme sont inquiétantes les conditions dans lesquelles évolue l’école et, avec elle, les enseignants…

Il ne peut y avoir de liberté de la pensée, de débats raisonnés et de vie démocratique sans ces institutions libératrices que sont l’inspection du travail, l’école, la culture. Ni Twitter ni les débats télévisés qui se résument à 5 interventions de quatre minutes ne permettent la confrontation indispensable à la vie des idées. La démocratie a besoin de débat, donc de points de vue et de temps pour développer les arguments. La mode est aujourd’hui au consensus. Un leurre. Pourquoi serions-nous tous d’accord ? Le faire croire est une illusion et l’imposer mène à la tyrannie.

Une société de confiance serait celle qui assumerait la diversité et des différences. L’anthropologue Pierre Clastres a démontré que certaines sociétés primitives étaient plus avancées que nous, confiant au souverain, non pas le pouvoir exclusif, mais la tâche d’établir le lien entre tous. Quelles que soient leurs divergences, leurs différends, voire les inimitiés entre leurs membres, celui-ci avait pour rôle d’assurer l’amitié entre tous pour que la société puisse vivre et avancer.

– Si la conflictualité est indispensable à la société démocratique, celle-ci ne peut-elle être manipulée pour mieux engendrer des peurs et asseoir le pouvoir ?

– C’est vrai, on peut vouloir travestir l’autre en un ennemi pour conforter son pouvoir. On peut stigmatiser l’étranger pour accroître la peur… La manière avec laquelle le pouvoir revient sur l’immigration, laissant supposer qu’elle est problématique alors que, d’une part, elle ne nous menace pas par le nombre et que, d’autre part, elle est ce qui enrichit les cultures, les langues, en est le meilleur exemple.

Dans un autre registre, on pourrait citer le « grand débat » voulu par Emmanuel Macron. Des millions de demandes ont été formulées à cette occasion. Combien ont été entendues ? Aucune question ne peut avoir une réponse et une seule. Que cela plaise ou non, la démocratie est un fleuve en crue. Un fleuve que l’on ne peut toujours maîtriser. Il faut l’accepter : on peut canaliser le bouillonnement des sociétés quand c’est possible, mais il faut admettre qu’à certains moments, cela déborde. Vouloir réduire ce bouillonnement, c’est prendre le risque d’aller vers une violence exterminatrice.

Propos recueillis par Martine Hassoun

  • Monique Chemillier-Gendreau, Régression de la démocratie et déchaînement de la violence, Textuel, 2019, 144 pages, 17 euros.
,