Alors que va s’ouvrir la Coupe du monde, un livre s’intéresse, loin du sport business, à un « autre football », celui qui s’est construit grâce à sa diffusion dans les classes populaires.
Au moment où la Russie s’apprête à organiser la Coupe du monde de football, le journaliste Mickaël Correia aurait pu s’intéresser à la marchandisation d’un sport où les supporteurs seraient devenus de simples consommateurs et les stades des « parcs d’attractions » connus pour leur marque… C’est pourtant un autre point de vue que l’auteur d’Une histoire du populaire du football a choisi d’explorer.
Certes, l’envolée des billets pour le stade – plus de 1.100 % d’augmentation à Liverpool entre 1990 et 2011 – illustre cette dérive du « foot business ». Mais le projet du livre est bien de donner à voir « un autre football », celui qui s’est construit grâce à sa diffusion dans les classes populaires, creuset de multiples résistances et possible « arme d’émancipation » pour ceux qui le pratiquent. Vingt-deux chapitres, comme autant de joueurs sur la pelouse, structurent cette histoire très documentée, de la résistance ouvrière sur les terrains anglais aux ballons zapatistes au Chiapas, en passant par l’épopée des « munitionnettes », premières footballeuses britanniques.
Des règles unifiées en 1848 à Cambridge
Pour en comprendre les ressorts, il faut remonter aux origines. C’est au milieu du XIXe siècle que le football naît en Angleterre. Héritier des jeux de ballon pratiqués depuis le Moyen Age, souvent considérés comme des activités un peu frustres, faisant trop la part belle à violence physique, il est adopté par les grandes institutions scolaires britanniques qui en posent les premiers codes : en 1848, à Cambridge, l’unification des règles du jeu fait l’objet d’intenses débats entre anciens élèves, les « dribbleurs » l’emportant alors sur les partisans d’un jeu pouvant aussi se servir de la main, issus de l’université de Rugby.
Pour les dirigeants de ces institutions, il s’agit alors de mettre en place un outil de contrôle des élèves, notamment après les révoltes menées dans certains établissements à la fin du XVIIIe siècle et d’insuffler, chez cette future élite, l’esprit d’initiative et de compétition nécessaire au capitalisme industriel. En à peine une vingtaine d’années, le football se codifie et se structure avec l’apparition de l’arbitre – l’homme en noir évoquant le clergyman – et d’une première fédération, la Football Association.
Respecter l’autorité et la division du travail
Football et industrie deviennent indissociables, comme l’illustre d’ailleurs le vocabulaire utilisé dans les premiers comptes rendus de matchs où les équipes sont des « machines bien huilées », les jambes des joueurs des « pistons ». Sur le terrain, une rationalisation des postes et une spécialisation des joueurs se mettent en place, véritable « mise en scène la division du travail nécessaire à la société industrielle ».
La diffusion du football auprès des classes populaires est en réalité assurée par le patronat britannique, persuadé de tenir là un « moyen d’enseigner à la working class le respect de l’autorité et de la division du travail », tout en la détournant des luttes sociales. Certains, comme au sein du club de West Ham, essaient même d’en faire un outil de rapprochement entre les ouvriers et les cadres « au sein d’une même communauté ».
Les premiers syndicalistes de Manchester United
Très vite pourtant, les travailleurs s’affranchissent de la tutelle patronale. « Étonnant retournement historique », écrit Mickaël Correia. Désormais c’est la classe ouvrière « qui s’entiche du ballon initialement réservé à l’élite industrielle ». Tout l’intérêt du début du livre est de mettre en évidence, sources multiples et archives à l’appui, les mécanismes qui construisent ce « retournement ». L’année 1883 marque ainsi une rupture, au moins symbolique : pour la première fois, la Coupe d’Angleterre est remportée par une équipe composée d’ouvriers, le Blackburn Olympic Fc, opposée aux aristocrates de l’université d’Eton.
Avec l’essor du professionnalisme – l’Angleterre compte 450 joueurs professionnels en 1891 –, le football devient aussi un terrain de luttes syndicales. Cette lutte est incarnée par le personnage de Billy Meredith, attaquant très populaire de l’équipe de Manchester United, le « magicien des dribbles » qui s’insurge contre la condition des joueurs-ouvriers, comme le rapporte son biographe : « Si le football est le gagne-pain d’un homme et que celui-ci en sue plus que les autres pour son employeur, pourquoi ne bénéficierait-il pas d’un meilleur salaire ? » Cofondateur d’un premier syndicat des joueurs et entraîneurs de football, il pose plusieurs revendications : la fin des salaires plafonnés à 4 livres, la mise en place d’une indemnisation pour les joueurs blessés, l’abolition du système dit du retain and transfer au sein duquel le joueur est propriété exclusive du club, sans pouvoir le quitter.
Mickaël Correia montre comment l’opposition des autorités footballistiques, qui cherche à maintenir ce syndicalisme dans un cadre strictement professionnel, se fait nettement plus âpre lorsque le syndicat envisage de s’affilier à la General Federation of Trade-Unions. Pour la France, il fait aussi le récit de la création, dans les années 1960, du syndicat des joueurs et évoque, à la fin de la décennie, l’abolition du contrat à vie.
Le British Medical Journal contre le football féminin
Phénomène moins connu, cette autre histoire du football est aussi, très tôt, celle des luttes féministes. C’est dès 1881 que se tient la première rencontre internationale de football féminin entre l’Écosse et l’Angleterre. Si certains s’amusent de la tenue vestimentaire des joueuses, d’autres les prennent à partie physiquement, quand les autorités scientifiques prétextent des obstacles sanitaires pour les éloigner du ballon rond : « Le football devrait être banni [pour les femmes] car il est dangereux pour les organes reproducteurs et la poitrine en raison des secousses brutales, des torsions et des coups inhérents au jeu », écrit, en 1894, le British Medical Journal. En réalité, c’est à une prise de conscience qu’aboutit la lecture de ces pages consacrées aux premières footballeuses : l’expression, sur les terrains, de la remise en cause de la hiérarchie sexuelle accompagne, sinon précède, le combat pour la représentation politique des femmes.
Ce combat est incarné par Nettie Honeyball, qui a fondé le tout premier club féminin de l’histoire « avec la ferme intention de prouver au monde que les femmes ne sont pas les créatures “ornementales” et “inutiles” que les hommes imaginent […]. Toutes mes convictions penchent du côté de l’émancipation et j’attends avec impatience le temps où les femmes seront présentes au Parlement pour faire entendre leur voix dans les affaires qui les concernent », explique-t‑elle dans un entretien.
« Taper le cuir » ou la marche vers l’égalité
« Taper le cuir » est une expérience qui a transcendé « les nations, les générations mais aussi, cela est moins connu, les genres », écrit ainsi l’auteur, qui fait le récit minutieux de cette longue marche chaotique et éprouvante vers l’égalité. Si les femmes investissent massivement les terrains lors de la Première Guerre mondiale, alors que les hommes sont au front, le rappel à l’ordre masculin est brutal : dès 1921, la fédération interdit à ses clubs de prêter les terrains aux équipes féminines ainsi que toute assistance technique et arbitrale. Il faudra attendre 1991 pour que soit organisée la première Coupe du monde féminine.
Ce regard porté sur le combat des femmes footballeuses est l’un des apports importants de ce livre. Il n’est pas le seul. En se libérant de la contrainte chronologique, Mickaël Correia multiplie les points d’entrée pour démontrer, qu’indépendamment des frontières et des époques, le football s’est souvent trouvé au centre des enjeux sociaux et politiques : en Afrique du Sud, sous le régime de l’Apartheid mais aussi au Chiapas ou au Brésil, avec l’expérience d’un modèle autogestionnaire de club incarné par le grand joueur Socrates.
En introduction de son ouvrage, l’auteur faisait un pari : « À l’heure où le libéralisme économique atomise les individus et traduit chacun de nos gestes sociaux en source de profit », il faut montrer que « le football est encore synonyme de générosité partagée et demeure une pratique où le geste qualifié de “beau” est par essence non rentable et où l’épanouissement individuel de chaque joueur est tributaire du mouvement collectif de l’équipe ». Le lecteur pourra dire que le pari est réussi.
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