Les étudiants ingénieurs agronomes sont déterminés à protéger des appétits financiers le site historique accueillant leur école. En mars-avril 2021, ils ont bloqué le domaine de Grignon, à l’ouest de Paris, pour pouvoir peser sur les critères de choix, en particulier environnementaux, du futur acquéreur.
« Moins de béton, plus de moutons. » Au portail principal d’AgroParisTech à Grignon, dans les Yvelines, la banderole déployée par les étudiants en grève accueille des visiteurs saisis par la beauté du site : un domaine de 290 hectares, dont 180 de terres agricoles, des terres classées et protégées, un château du XVIIe siècle et ses dépendances, une ferme expérimentale, un arboretum abritant plus de 200 essences… C’est là qu’est implanté, pour quelques mois encore, le campus des premières années de l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement, avant son déménagement programmé à l’horizon 2022 sur le plateau de Saclay, dans l’Essonne. « Mais Grignon a beaucoup trop de potentiel pour finir bétonné et privatisé », affirment les étudiants dans une vidéo présentant leurs revendications. Le 15 mars, ils ont voté le blocage du site, seule solution à leurs yeux pour protester contre un processus de vente amorcé il y a déjà six ans. En ce premier jour d’action, 264 des 336 étudiants de première année sont réunis en assemblée générale dans le gymnase de l’établissement : le « oui » au blocus l’emporte avec 212 voix, soit 80 % des présents.
Au bonheur des promoteurs immobiliers ?
C’est que le temps presse. En mars, l’appel à projets pour la reprise d’une partie du site a été officiellement lancé par le ministère de l’Agriculture, propriétaire du domaine situé dans la plaine de Versailles. Quatre candidats se sont fait connaître, parmi lesquels deux porteraient des projets immobiliers privés. Toujours à la grille principale, une seconde banderole a été déployée : « Parce que Grignon c’est notre patrimoine national, un haut lieu de biodiversité, un symbole de l’agroécologie, ne le sacrifions pas sur l’autel du profit. »
Personne, en effet, ne se risque à émettre le moindre doute sur la réelle motivation de ces étudiants : « Même si nos conditions d’études sont ici idéales, nous ne remettons pas en cause le déménagement de l’école sur le plateau de Saclay. Nous ne luttons pas pour notre intérêt particulier, mais bien pour l’intérêt collectif », dit l’un d’eux. Dans une tribune titrée « Stop privatisation Grignon », les futurs ingénieurs agronomes resituent ainsi leur action dans un cadre historique, scientifique et environnemental : « L’intérêt de ce site porte bien au-delà de l’enceinte AgroParisTech, expliquent-ils. Les enjeux mis en cause concernent tous ceux qui souhaitent voir se développer des projets d’avenir en termes d’écologie, d’éducation et de culture. » Parce que leur détermination est totale, le respect des gestes barrières est strict. « Il n’est pas question d’être à l’origine d’un cluster, dit Julie, cela décrédibiliserait notre mouvement. »
Il ne s’agit pas, non plus, de remettre en cause la vente en elle-même. « Depuis un vote au conseil d’administration, en mars 2015, celle-ci est actée avec 22 voix pour, 20 contre et 2 abstentions », explique Pablo Granda, ingénieur d’étude à AgroParisTech, animateur du collectif Enseignement supérieur de la Cgt-Agri et administrateur salarié, qui replace cette opération dans le contexte d’un cycle de fusions et de restructurations de l’enseignement agricole en France. AgroParisTech est elle-même issue d’une fusion entre trois écoles, opérée en 2007.
Une réévaluation des critères environnementaux
La vente du site historique, où a été fondée l’Institution royale d’agronomie en 1826, doit en grande partie financer l’implantation des quatre sites franciliens de l’établissement sur le campus de Saclay, avec les laboratoires associés de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). « Or, depuis le début, nous demandons en vain des éclaircissements sur un projet qui reste obscur sur bien des points », souligne l’administrateur salarié, la procédure de vente étant soumise à une clause de confidentialité. Cette exigence de davantage de transparence sur le processus en cours est une des premières demandes des étudiants, qui entendent ouvrir un dialogue avec le ministre de l’Agriculture et être associés au choix du repreneur : « Nous voulons empêcher l’État de décider à notre place », disent-ils.
Deux semaines après le début de l’action, le beau temps revenu sur la plaine versaillaise donne un faux air de vacances au site de Grignon, en bordure des terres agricoles. À l’entrée du domaine, la décontraction n’est qu’apparente : le mouvement reste solidement structuré, organisé en différentes commissions ou pôles (logistique, communication, soutien aux étudiants en difficulté…), reconduit ou non par un vote en assemblée générale tous les trois jours.
Les grévistes, qui viennent de refuser une proposition de dialogue conditionnée à la levée du blocus, travaillent à refaire l’historique du processus de vente, à trouver des informations sur le contenu des projets de reprise en concurrence, à alerter sur leurs dérives, à dévoiler la composition du jury qui décidera de l’acquéreur final. En émettant des doutes sur sa compétence : « Aucun de ses quatre membres n’a d’expertise en matière d’environnement ou d’agronomie », dénoncent-ils. Ils ne croient pas aux assurances apportées par le ministre de l’Agriculture sur la sauvegarde de la nature dans la zone, comme il l’affirme dans un courrier. La crainte est que la ferme soit, par exemple, amputée d’une partie des terres expérimentales. Les futurs ingénieurs sont toujours déterminés à peser sur les critères de choix, en particulier environnementaux, et demandent leur réévaluation en collaboration et « coconstruction » avec les enseignants-chercheurs et les personnels de l’établissement agronomique.
S’ils ont ainsi pleinement conscience de leur utilité sociale, c’est en grande partie parce qu’elle puise ses racines dans leur choix initial de faire des études dans le domaine du vivant et de l’environnement. La crise sanitaire les a également confortés dans leur motivation : « Après deux ans de prépa scientifique, nous n’avons pas choisi ce cursus par hasard. La crise du Covid a même renforcé notre sensibilité vis-à-vis de questions comme la préservation de la biodiversité, la lutte contre les inégalités, pour l’intérêt général et le collectif », souligne un des étudiants de première année. Dans une déclaration publiée à l’occasion d’un comité technique ministériel, l’intersyndicale (Cgt, Cftc, Fo, Cfdt, Fsu, Unsa et Sud) de l’établissement leur apporte son soutien : « Nos organisations syndicales demandent au ministère, au nom de la communauté d’AgroParisTech, de surseoir à la vente afin que soient réellement pris en compte les enjeux pédagogiques, historiques, scientifiques, environnementaux et économiques de ce patrimoine public. »
Conserver la visée écologique et éducative du site
C’est dans le courant du mois de mai que devrait être désigné l’acquéreur du domaine de Grignon, selon la direction de l’Immobilier de l’État. Si les contenus des candidatures restent en grande partie confidentiels, celles-ci émanent principalement de sociétés de construction et de promoteurs privés. Seul le projet Grignon 2026 a été rendu public, porté par une association composée d’habitants de la commune et d’anciens d’AgroParisTech. Il propose notamment d’ouvrir le domaine au grand public et de créer une cité de la connaissance sur l’eau, la forêt, le vivant, l’agriculture et l’alimentation, en conservant la visée écologique et éducative du site. C’est cette candidature qui a la faveur des étudiants, plutôt par défaut : « C’est la “moins pire” », juge l’un d’eux.
Après trois semaines d’action, la levée du blocus a été votée en assemblée générale à 70 %, après que les étudiants ont pu dialoguer à plusieurs reprises avec des représentants du ministère de l’Agriculture. La direction générale d’AgroParisTech s’en est réjouie en se disant « consciente que des questions pertinentes ont été posées ». Cela ne signifie pas pour autant la fin du mouvement. Les étudiants ont ainsi décidé de le poursuivre sous une autre forme, en se constituant en association baptisée Cercle. Traduisez : « Construisons ensemble une réflexion collective et étudiante » pour le devenir du site.
Tout comme l’intersyndicale (Cgt, Cftc, Fo, Cfdt, Fsu, Unsa et Sud) de l’établissement, la Cgt-Agri a apporté son soutien aux étudiants d’AgroParisTech. Depuis le début du processus en effet, « nous avons marqué notre opposition au projet de vente », souligne Thomas Vaucouleur, enseignant et cosecrétaire de la Cgt-Agri, parti à la rencontre des étudiants grévistes pour échanger avec eux et comprendre leurs demandes. Cette opposition est notamment motivée par le fait que le regroupement des grandes écoles parisiennes sur le plateau de Saclay, dans l’Essonne, ne garantit en rien, pour le syndicat, une amélioration des conditions d’étude et de travail, des étudiants comme des personnels. La cession du domaine de Grignon à un investisseur privé, destinée à autofinancer ce regroupement, serait pour lui « une erreur sur les plans à la fois économique, écologique, patrimonial et social ».
Cela ne peut donc se faire en catimini, affirment en substance les organisations syndicales. Provoquer un débat public, en levant le voile sur le contenu des candidatures et les dérives du projet, est d’ailleurs l’un des apports du blocus étudiant. Ingénieur d’étude à AgroParisTech, animateur du collectif Enseignement supérieur de la Cgt-Agri et administrateur salarié, Pablo Granda en témoigne : « Comme administrateurs, nous devons voter sans avoir tous les éléments de la vente. Ce sont par exemple les étudiants qui ont obtenu les informations sur la structure et la composition du jury. » Le sujet a toujours été sensible. Lors d’un comité technique ministériel organisé en distanciel le 24 mars, l’intersyndicale a souhaité donner la parole aux étudiants. « Au prétexte que ce n’était pas à l’ordre du jour, l’administration a coupé la visioconférence. À la reprise, nous avons décidé de lire leur déclaration », poursuit Pablo Granda. Lors de ce comité, l’intersyndicale a demandé de « surseoir à la vente ». C. L.
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