La précarité, rocher de Sisyphe des médecins diplômés hors Union européenne

Un chaos règlementaire savamment entretenu menace leur emploi, voire leur droit au séjour : ils et elles ont arraché un sursis au-delà du 31 décembre 2023. Et après ?

Édition 041 de début décembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Pour les Padhue, la réussite aux Epreuves de vérification des compétences, un concours très sélectif, conditionnerait le renouvellement de leur contrat. DR

«  Médecins en détresse  », «  Responsabilité médicale maximum, salaires et contrats minimum  », «  Justice et contrat pérenne pour tous les Padhue  », «  Médecins pas cher, voilà la belle affaire  »  : les praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) dénoncent en ces termes le nouvel ultimatum menaçant le contrat de milliers d’entre eux à partir du 1er janvier 2024.

Le 29 novembre, ceux et celles qui le pouvaient étaient en grève. Une cinquantaine d’entre eux se sont même libérés de leur planning surbooké pour manifester bruyamment leur exaspération devant le ministère de la Santé où, après une énième lettre ouverte au ministre, une délégation a enfin été reçue par les responsables de la Direction générale de l’offre de soin.

Ruée sur les Épreuves de vérification des compétences

Y étaient représentés le syndicat Supadhue, l’association Ipadecc et l’Ufmict-Cgt Santé, qui soutient depuis des années le combat des Padhue contre une règlementation savamment orchestrée pour les maintenir dans la précarité. « Nos interlocuteurs ont voulu nous faire croire qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ceux et celles qui, parmi les Padhue, n’ont toujours pas leur statut de médecin, s’inquiétaient pour leur avenir, raconte Éric Tron de Bouchony, responsable du collectif médecins de l’Ufmict. Pourtant, prenant acte de la dernière instruction ministérielle, datant de juillet 2023, ils se sont tous inscrits aux Épreuves de vérification des compétences (Evc), puisque la réussite à ce concours extrêmement sélectif y a été réaffirmée comme indispensable au renouvellement de leur contrat après le 31 décembre ! Le statut de praticiens attachés associés (Paa), créé en 2021, et sous lequel ils sont nombreux à travailler, doit en effet être remplacé en 2024 par celui de « praticien associé » pour les seuls qui réussiront les Evc. Les résultats seront connus le 12 décembre, or on sait déjà qu’il n’y aura que 2 700 reçus sur 20 000 inscrits, parmi lesquels 4 000 Padhue pourtant déjà en poste dans une ou plusieurs structures hospitalières. Comme le ministère n’a pas pris la peine d’évoquer le sort des non-lauréats, les directions des établissements hospitaliers se sont juridiquement protégées en informant leurs Paa que s’ils n’ont pas réussi les Evc, leur contrat prendra fin au 31 décembre !  »

La succession de circulaires et autres décrets depuis 2020 a en effet dressé de nouveaux obstacles à leur intégration, ajoutant un peu plus d’opacité, d’absurdité et d’arbitraire – si c’était encore possible – à leur long chemin pour gagner l’entière reconnaissance de leur travail et de leurs qualifications. Ils se battaient pour obtenir le plein droit d’exercice et l’inscription à l’Ordre des médecins ; la nouvelle réglementation les contraint à se battre encore plus, mais juste pour garder leur travail, dans la discipline où ils et elles se sont spécialisés, même si c’est sous un statut déqualifiant et des salaires bien inférieurs à ceux auxquels ils pourraient prétendre !

Pour certains, cette usine à gaz compromet même leur droit au séjour ! Certes, les responsables ministériels se sont voulus « rassurants », jurant que les chefs de services et autres directeurs d’hôpitaux qui s’étaient crus obligés de lancer des ultimatums à leurs Padhue avaient surinterprété les directives ministérielles. De nouvelles dérogations devraient être accordées d’ici la fin de l’année, pour garder en poste les milliers de recalés aux Evc et stabiliser les équipes. Il y a des spécialités et des territoires où les Padhue représentent plus du tiers des effectifs. Alors tout bricolage, y compris sous les radars, sera « validé », pourvu qu’il permette de les maintenir dans du provisoire qui dure, et sans trop de risques. Au final, seuls les Padhue prennent des risques, quand il leur arrive de travailler en autonomie faute d’un « supérieur » présent.

Métiers en tension  ? Padhue sous tension…

La plupart des Padhue ont choisi la France parce qu’ils sont francophones. Ils et elles y ont construit leur vie et fondé des familles, malgré des Cdd à répétition compliquant leur accès au logement ou au crédit. Ils y travaillent parfois depuis de nombreuses années, y ont suivi des formations pour parfaire leurs spécialisations, donnent entière satisfaction à des postes auxquels leur statut ne devrait pas leur permettre d’accéder, parce qu’ils sont les seuls disponibles, opérationnels, compétents à pouvoir le faire. Sans eux, de nombreux services et certains hôpitaux fermeraient leurs portes.

Ils prennent les gardes, les astreintes, encadrent les internes, complètent les équipes dans certaines spécialités où les candidats se font rares, comme la réanimation, la neurologie, la traumatologie, la psychiatrie, la diabétologie, la gérontologie. Sous des statuts et des salaires divers, parfois pour le même travail. Au mieux, ils ont le statut de Paa, avec un salaire de base à 2 200 euros. D’autres sont stagiaires associés, assistants hospitalo-universitaires, faisant fonction d’internes, assistants « séniors », toujours en contrats renouvelables et pour des salaires de base parfois proches du Smic.

À la précarité s’ajoute le turn-over et l’instabilité des équipes

Le gouvernement a du mal à le reconnaître, mais travailler en France n’est pas le Nirvana pour un étranger, aussi qualifié soit-il. « Pour les diplômés des pays de l’Union européenne, le travail de normalisation des maquettes et d’équivalence des diplômes a été fait depuis dix ans, et nos collègues peuvent exercer de plein droit avec un statut et un salaire de médecin libéral ou de praticien hospitalier, même s’ils ne maîtrisent pas encore la langue », souligne Lamia, Franco-Algérienne diplômée en Algérie, un des nombreux pays où, du fait de l’histoire coloniale, les études de médecine se font en français.

Pour elle, les diplômés hors Union européenne sont les « bienvenus », surtout s’ils sont francophones, à condition de se contenter du travail et du salaire qu’on leur proposera, en fonction des besoins : « Je travaille en psychiatrie depuis quinze ans, j’y ai acquis une expérience reconnue, des formations complétant mon diplôme en médecine générale, mais je ne peux pas candidater aux Evc en psychiatrie, malgré les besoins criants dans cette discipline ! Même si je suis reçue, ce sera en médecine générale, et je serai sans doute contrainte de candidater dans un autre établissement et à un poste aux urgences ou en gérontologie. Quelle est la logique, si ce n’est d’entretenir le turn-over et la précarité, au détriment de la stabilité des équipes et de la qualité des soins ?  »

Parmi ses collègues Padhue, nombreux sont ceux qui se découragent et commencent à quitter la France pour des pays comme la Grande-Bretagne, la Suisse, l’Allemagne, où les autorisations d’exercer sont bien moins difficiles à obtenir. En France, les autorités semblent vouloir se contenter d’attirer de la chair fraîche pour boucher les trous, voilà comment le système de santé est censé tenir le coup …

Le titre de séjour « Talent » finalement retoqué

La « mission flash » réalisée à l’été 2022 par le docteur et futur ministre de la Santé François Braun s’en inquiétait déjà : maltraités, les Padhue en poste iront faire valoir leur dignité et leurs qualités professionnelles ailleurs. La loi sur l’immigration en débat à l’Assemblée nationale peut toujours afficher la volonté du gouvernement de faciliter l’intégration de ceux qui candidateront aux métiers en tension dans l’Hexagone.

Dans le secteur de la santé, le texte créait initialement une nouvelle carte de séjour pluriannuelle (de quatre ans) « talent-professions médicales et de la pharmacie » pour augmenter les recrutements dans les métiers les plus qualifiés : médecins, sages-femmes, pharmaciens, dentistes. Il est finalement retoqué, et on en resterait à la proposition de loi Valletoux pour l’accès aux soins dans les déserts médicaux : un tire de séjour de treize mois éventuellement renouvelable une fois. Difficile d’imaginer que des foules se bousculent pour candidater…

Six millions de Français sans médecin traitant

C’est évident : la pénurie sera impossible à combler, d’autant qu’elle ne concerne pas que les « déserts médicaux » aisément identifiables ou les spécialités les plus rares. Elle est en grande partie le résultat d’un manque de prospective et d’un numerus clausus beaucoup trop restrictif imposé par l’Ordre des médecins, qui a été contraint de l’élargir un peu depuis 2021 pour les étudiants, mais ne cède pas sur les Padhue. Cela ne suffira pas à compenser les départs à la retraite des professionnels actuels d’ici dix à quinze ans, ni à répondre aux besoins d’une population vieillissante : il faut dix ans à douze ans pour former un médecin ; il en manque des milliers aujourd’hui, que ce soit à l’hôpital ou en libéral, 6 millions de Français n’ayant par exemple pas de médecin traitant.

Il s’avère donc fort curieux que le gouvernement ne songe pas d’abord à stabiliser les Padhue qui témoignent de leur professionnalisme tous les jours sur le terrain. Et qui sont prêts à se soumettre au Parcours de consolidation des connaissances (PCC) très chronophage imposé aux lauréats aux EVC- même s’ils consistent à valider des pratiques et des connaissances théoriques bien souvent acquises depuis longtemps. Même si la Vae ou l’examen de leurs dossiers -dont certains en attente depuis des années- devraient suffire à les voir accéder au Graal d’une inscription à l’Ordre plutôt qu’à vivre sous l’épée de Damoclès.

Dispositif dérogatoire aux Antilles et en Guyane

Les Padhue, les organisations qui les soutiennent, de nombreux chefs de service et directeurs d’hôpitaux exigent donc que cessent l’infantilisation et la précarité des Padhue. Ils demandent des contrats pérennes et une autorisation d’exercice en bonne et due forme pour tous ceux qui ont fait leurs preuves. Pourquoi ne pas s’inspirer du dispositif dérogatoire instauré aux Antilles et en Guyane en plein Covid, en mars 2020, dont le bilan est si satisfaisant que la loi sur l’immigration propose de l’étendre à Mayotte et de le prolonger de cinq ans, soit au moins jusqu’en 2030 ?

Dans ces régions où ils sont en position de force du fait d’une grave pénurie de médecins, les Padhue ont bénéficié d’une autorisation d’exercer et du statut de praticien hospitalier pour cinq ans, avec un salaire de base de 4 200 euros. Jusqu’à aujourd’hui, aucune insuffisance professionnelle les concernant n’a été signalée. Pour l’heure, les autres restent en sursis, et leurs représentants ont obtenu un nouveau rendez-vous en janvier 2024. Comme Sisyphe, après avoir une nouvelle fois hissé avec peine leur rocher au sommet de la montagne, elles et ils attendent de savoir si l’encombrant rocher va encore dégringoler la pente.

Valérie Géraud