Entretien -
Tous et toutes indépendants ? Pour les jeunes cadres, le rêve souvent avorté de l’autonomie
La baisse d’attractivité du salariat et la précarisation du marché du travail incitent un nombre croissant de jeunes diplômés à tenter de créer leur propre emploi. Mais l’auto-entreprenariat reste une aventure hasardeuse qui suppose des ressources spécifiques. Pour Olivia Chambard, l’idée selon laquelle tout le monde peut être entrepreneur est un mythe.
Olivia Chambard est sociologue, maîtresse de conférences à l’université d’Évry/Paris-Saclay et chercheuse au Centre Pierre-Naville et au Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet-Cnam). Elle est l’autrice de Business model. L’université nouveau laboratoire de l’idéologie entrepreneuriale, La Découverte, 2020.
– Options. Plusieurs études mettent en évidence une hausse du travail indépendant en début de vie active, en particulier chez les diplômés de l’enseignement supérieur. Comme l’expliquer ?
– Olivia Chambard. Cette hausse doit être relativisée. D’abord parce qu’il est difficile d’obtenir des chiffres fiables sur la création d’entreprise, portée largement par le régime de l’auto ou du micro-entrepreneur, pour toutes les catégories d’âge. Plus de la moitié des créations d’entreprise se font aujourd’hui sous ce régime, mis en place en 2008 par la loi de modernisation de l’économie. Ensuite parce qu’il faut surtout s’intéresser à la survie de ces entreprises, créées facilement par un simple « clic », et au chiffre d’affaires généré. Or, le revenu moyen d’un micro-entrepreneur avoisine à peine les 600 euros mensuels, l’équivalent d’un job étudiant, ce qui oblige à cumuler ce statut avec une autre activité. C’était d’ailleurs pensé comme cela au départ par ses promoteurs.
Une fois précisées ces précautions méthodologiques, il est vrai qu’apparaît une légère augmentation de la part des indépendants, davantage marquée pour les jeunes. Ce mouvement s’explique en grande partie par les mesures de simplification administrative ; il s’inscrit aussi dans la multiplication des dispositifs à destination des jeunes pour devenir « indépendants » ou « entrepreneurs », avec d’ailleurs un imaginaire entretenu autour de ces termes : valorisés, supposés « modernes », ils s’opposeraient à la « soumission » et au caractère « dépassé » du salariat.
Les jeunes, notamment dans les grandes écoles, sont incités, formés, accompagnés dans ce sens. C’est l’objet de ma thèse (1). Le mouvement, s’il n’est pas aussi massif que certains l’espéraient, s’inscrit dans les transformations du salariat, dont la subordination pouvait être acceptée en échange de protections acquises avec les luttes sociales ; dès lors que ces protections s’affaiblissent, comme cela est le cas notamment sous l’effet des lois Travail de 2016-2017, un appel d’air est créé pour l’essor du travail indépendant. La baisse d’attractivité du salariat et la précarisation du marché du travail peuvent conduire des jeunes à tenter l’expérience en créant leur propre emploi au moment d’entrer dans la vie active. Au total, toutefois, le travail indépendant n’occupe que 12 % de la population active.
– Leur rapport au salariat est toutefois ambivalent : attirés par l’indépendance, avec la prise de risque associée, mais encore attachés à la relation salariale. Comment analysez-vous cette apparente contradiction ?
– Il apparaît en réalité différentes dimensions et chronologies du rapport à la relation salariale. Chez les plus jeunes, il y a toujours le rêve de pouvoir « choisir ses horaires », par opposition à un temps de travail contrôlé. Cette aspiration, toujours très présente dans les enquêtes, peut faire écho à une forme d’individualisme contemporain, sous le mode « je fais ce que je veux, quand je veux ». Chez ceux qui ont expérimenté l’indépendance, motivés initialement par le désir d’échapper à une subordination immédiate en choisissant non seulement ses horaires mais aussi son lieu de travail, il y a une prise de conscience de la réalité des multiples formes de subordination masquées liées à ce statut : la pression non de l’employeur mais du client, un temps de travail très élevé, proche de 1 970 heures annuelles en 2022, comme le montre l’Insee (2). Certains se tournent alors à nouveau vers le salariat ; d’autres y trouvent leur compte.
« Pour une minorité, l’expérience entrepreneuriale peut fonctionner. Mais elle reste avant tout une affaire de réseaux, de relations, de diplômes, de ressources, peu accessibles à la plupart des jeunes qui n’ont pas toutes les cartes en main. En cela, l’entreprenariat rebat rarement les “cartes sociales” »
– Dans ce paysage, quelle place occupe l’entreprenariat de nécessité ?
– L’entreprenariat de nécessité concerne des personnes, pas seulement des jeunes, qui vont se tourner vers la création de leur propre emploi, faute de trouver un emploi salarié. Certains se retrouvent en situation de précarité, en exerçant des activités qui se rapprochent de l’économie informelle, ou encore intègrent le travail de plateforme. Mais à la « nécessité », il faut ajouter l’« opportunité », en réalité deux pôles d’un continuum. Dans mes travaux actuels sur les jeunes diplômés des très grandes écoles présents dans des incubateurs de startups, l’entreprenariat est ainsi envisagé par des jeunes très favorisés cumulant capital scolaire et capital financier, sans aucune difficulté d’insertion sur le marché du travail, et qui pensent vivre une expérience passionnante, avec une dimension aventureuse.
Dans la plupart des cas, cette expérience échoue car développer de façon pérenne une entreprise – souvent une startup pour ces jeunes diplômés –, reste extrêmement complexe. Mais même avortée, elle est « valorisable » sur les Cv et représente un accélérateur de carrière.
Entre ces deux pôles, l’entreprenariat intéresse aussi des jeunes bacheliers ou des diplômés à bac + 2 qui peuvent rencontrer, voire anticiper, des difficultés d’insertion. Souvent animés par la crainte du déclassement et déçus par les perspectives d’emploi qui s’offrent à eux, ils cherchent ainsi à créer leur propre emploi « intéressant », autonome, non soumis aux formes de management brutal expérimentées lors des périodes d’alternance ou de stage. Il s’agit, pour eux, d’accéder à une mobilité sociale qui n’est pas offerte par le salariat. Pour une minorité, l’expérience entrepreneuriale peut fonctionner. Mais elle reste avant tout une affaire de réseaux, de relations, de diplômes, de ressources, peu accessibles à la plupart des jeunes qui n’ont pas toutes les cartes en main. En cela, l’entreprenariat rebat rarement les « cartes sociales » : il a même tendance à creuser les écarts liés au capital social et culturel. C’est un univers encore plus fragmenté que le salariat, qui reste en outre largement masculin, les créatrices d’entreprise étant davantage sous la contrainte du rapport au temps, comme l’ont montré les travaux de Julie Landour (3).
– En 2020, vous avez publié dans La Nouvelle Revue du travail une contribution sur l’expérience entrepreneuriale d’un jeune issu des classes supérieures. Que vous appris le parcours de ce « jeune homme pressé » ?
– Cet article (4)présente justement le cas d’un étudiant en deuxième année de droit qui a toutes les cartes en main pour monter son entreprise. Inscrit dans le dispositif « étudiants entrepreneurs » proposé par son université parisienne, il est issu d’un milieu privilégié. Il est aussi très organisé, totalement convaincu de sa capacité à « se faire seul ». En creux, sa situation illustre tout ce que n’ont pas les autres : une ambition, un projet pointu, un réseau familial et une culture entrepreneuriale… À travers cet article qui prend la forme d’un commentaire d’entretien biographique, il s’agit de montrer que la création d’entreprise reste un choix hasardeux qui suppose des ressources spécifiques : l’idée selon laquelle toute le monde peut être entrepreneur est un mythe.
« Depuis quelques années se sont développées des formes d’entreprenariat dit “engagé”, “social”, “à impact”, “écologique”… De nombreux termes sont utilisés […]. Il s’agirait d’un entreprenariat qui ne porterait pas les valeurs du capitalisme, en s’inscrivant dans la tradition de l’économie sociale et solidaire. »
– Depuis Business model (La Découverte, 2020), quelles évolutions avez-vous pu observer ? La crise sanitaire a-t-elle modifié le rapport de ces jeunes au collectif et aux solidarités ?
– Depuis quelques années se sont développées des formes d’entreprenariat dit « engagé », « social », « à impact », « écologique »… De nombreux termes sont utilisés pour essayer de caractériser ces démarches – à tel point que de grandes écoles de commerce s’en sont elles-mêmes saisi. Il s’agirait d’un entreprenariat qui ne porterait pas les valeurs du capitalisme, en s’inscrivant dans la tradition de l’économie sociale et solidaire. Le champ aujourd’hui est très vaste et très varié, porté notamment par l’aspiration des jeunes diplômés qui vivent cette expérience comme une forme d’engagement, avec toutes ses contradictions : ils disent vouloir contribuer positivement au monde dans lequel ils vivent, servir l’intérêt général, l’entreprenariat étant alors considéré comme une nouvelle voie pour y parvenir, entre le travail salarié et l’engagement plus traditionnel, qu’il soit syndical, politique ou associatif.
Il est très intéressant pour un sociologue de travailler sur ce phénomène, en cherchant à savoir s’il y a là une possibilité de transformation de la société ou si cette nouvelle forme d’entreprenariat s’apparentera à du « green-washing » ou à du « social-washing », avec des projets vite rattrapés par les réalités économiques. En outre, face à l’essor des entreprises à visée sociale, notamment encouragées par la loi Hamon de 2014, d’autres critiques ont émergé pour y voir une manière, pour l’État, de se décharger d’une partie de ses missions, notamment de solidarité, avec son lot de possibles dérives et de détournements : dans tous les cas, une entreprise même dite « à intérêt général » reste une entreprise. Donc tournée vers la profitabilité.
Propos recueillis par Christine Labbe
Olivia Chambard, « La Fabrique de l’homo entreprenans. Sociologie d’une politique éducative aux frontières du monde académique et du monde économique », thèse sous la direction de Michel Offerlé, Ehess, 2017.
Insee références, Emploi, chômage, revenus du travail, édition 2023. À titre de comparaison, les cadres à temps complet déclarent 1 806 heures annuelles effectives, toujours en 2022.
Julie Landour, « Quand l’articulation des temps éclaire les positions sociales. Le cas des travailleur·se·s indépendant·e·s », Travail, genre et sociétés, 2e semestre 2023.
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