Entretien avec les sociologues Anca Boboc et Marie Benedetto-Meyer*, qui mettent en évidence les ajustements permanents entre numérique et activité pour éclairer les multiples dynamiques à l’œuvre dans les entreprises.
– Options : Votre travail invite à « entrer dans la boîte noire des techniques » pour mieux comprendre ce qui se joue avec la « digitalisation ». À quoi renvoie précisément la transformation digitale dans l’entreprise ?
– Anca Boboc : Toutes les entreprises parlent de leur « transformation digitale » sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. En regardant de plus près, celle-ci s’opère à trois niveaux : la communication autour des intérêts des outils déployés ; la familiarisation des travailleurs avec ces outils ; leur intégration dans l’activité. Ce dernier niveau est particulièrement important. Il suppose l’organisation de discussions au sein des équipes pour identifier collectivement la valeur ajoutée de ces outils par rapport à leur activité, et se mettre d’accord sur les usages. Dans notre livre, nous voulons montrer que s’opèrent en permanence des ajustements entre l’outil et l’activité, qui impliquent parfois des changements organisationnels conséquents.
– Marie Benedetto-Meyer : L’expression de « boîte noire » est souvent convoquée en sociologie de l’innovation ou des techniques pour souligner que la sociologie ne s’autorise pas toujours à avoir un avis sur la technique en elle-même. Entrer dans cette « boîte noire » est ainsi une invitation à mieux comprendre la logique de fonctionnement des outils qui participent à cette « digitalisation ». Quels sont-ils, pour quelle organisation et quelles finalités ? Il s’agit également de les inscrire dans l’histoire des techniques. Le terme « digitalisation » tend à faire oublier ce qui a précédé comme, dans les années 2000, les technologies de l’information et de la communication. Or, même si les transformations à l’œuvre remettent en cause des manières de s’organiser individuellement et collectivement, elles s’inscrivent dans une forme de continuité et non de « rupture ».
– Vous faites également la critique du déterminisme technique, qui donnerait à la technologie la capacité mécanique de produire des effets inéluctables. Pourquoi insister sur cette critique ?
– Marie Benedetto-Meyer : S’il est vrai que les discours qui soutiendraient l’idée qu’il existe un déterminisme technique ne sont plus si fréquents, des réflexes perdurent, portés par la confiance que certains attribuent aux outils à transformer d’eux-mêmes l’activité. Notre travail consiste en grande partie à réinterroger cette logique.
– Anca Boboc : Souvent, dans les discours, on a l’impression qu’il suffit de s’équiper pour résoudre certains problèmes organisationnels, pour obtenir davantage de « transversalité » par exemple. C’est oublier que les individus, à leur tour, peuvent influer sur les outils, se les approprier ou pas. Ce qui est important, c’est cet ajustement entre numérique et activité à trois niveaux : individuel, collectif et organisationnel. Nous insistons sur la capacité d’adaptation et d’appropriation des technologies par les travailleurs, dont le contour des activités évolue et se redéfinit avec les usages.
– Vous en définissez trois catégories : les outils de gestion, les outils de communication et les outils collaboratifs. Pourquoi est-il utile de les distinguer ?
– Marie Benedetto-Meyer : Nous soutenons l’idée que les outils sont chacun porteurs d’une certaine logique. Les outils de gestion qui changent l’organisation du travail, comme les systèmes informatiques d’entreprise intégrés, induisent rationalisation et centralisation. Ce n’est pas le cas des outils de communication, comme le mail, qui sont peu prescriptifs en la matière. Les outils collaboratifs sont les plus ambivalents, en favorisant notamment la transversalité, sans pour autant proposer de mode d’organisation du travail. Cet empilement d’outils porteurs de logiques différentes engendre des tensions.
– Anca Boboc : Cette distinction permet de mieux comprendre ce qui se joue dans l’entreprise. Ces outils permettent en réalité trois évolutions majeures dans l’organisation du travail et de la production en termes d’automatisation des tâches, de dématérialisation des processus comme des échanges, et de « dés-intermédiation », donc de mise en relation des interlocuteurs. Dans la mesure où les effets et les dynamiques d’appropriation sont incertains, cela demande de travailler plus collectivement le lien entre numérique et activité locale, au sein des équipes.
– Avec la crise sanitaire, l’essor du télétravail est allé de pair avec le développement des outils collaboratifs, avec une « mise en visibilité de soi ». Qu’entendez-vous par là ?
– Marie Benedetto-Meyer : Même s’ils ne sont pas apparus avec le confinement, les outils collaboratifs comme les plateformes ont en effet été très utilisés dans le travail à distance. Dans de nombreux cas, ils ont permis la communication et l’échange d’informations au sein de collectifs déjà constitués, une simple transposition en quelque sorte des réunions pouvant exister en présentiel. Mais de nouveaux usages ont aussi émergé. Par exemple : la rédaction en synchrone d’un compte rendu de réunion par un manager qui rend visible un document pendant qu’il le rédige, voire laisse la possibilité d’intervenir en temps réel sur une production…
Nous ne sommes certes pas encore dans de la « coconstruction », mais bien dans une visibilité du travail « en train de se faire ». Qui va avoir accès à quoi ? Cela pose des questions nouvelles, avec la nécessité d’organiser ces espaces partagés et d’établir des règles. Pour certains, rendre visible son travail en mode brouillon semble acceptable, pour d’autres c’est une intrusion. C’est aussi un signe de distinction.
– Anca Boboc : Les échanges numériques, au sein par exemple des réseaux sociaux internes, se situent dans le prolongement des échanges existants. Lorsque leur dimension collective n’est pas orchestrée, le risque est de développer des usages strictement individuels. Ainsi, les outils d’innovation participative permettent de se mettre en avant, de se signaler sur un projet précis ou vis-à-vis de responsables hiérarchiques d’un métier recherché. À travers ces usages peut se jouer une évolution professionnelle alors fortement corrélée au « capital relationnel » des individus.
– Les organisations sont traversées de tensions en matière d’autonomie, de responsabilité et de recomposition des temps. Comment ces tensions ont-elles évolué avec les pratiques de travail à distance ?
– Anca Boboc : La crise sanitaire a conforté des tendances déjà observées en les exacerbant, comme l’affaiblissement des liens, le risque d’isolement et le surengagement des travailleurs avec une augmentation du temps de travail. Cela impose d’insister sur les équilibres nécessaires entre présence et distance, en laissant de la souplesse en fonction des besoins de l’activité, et en accordant de l’autonomie dans l’organisation de ses tâches sur le lieu de travail.
– Marie Benedetto-Meyer : C’est l’enjeu des négociations en cours. Si tout le monde est d’accord pour travailler en « hybride », cela pose des questions très importantes : comment assurer le volontariat ? La réversibilité ? Quelle organisation individuelle et collective des temps ? Que va-t-on privilégier à distance, sur le lieu de travail ? Avec quels collectifs ? Qui va arbitrer et sur quelles bases ? Si la crise sanitaire a bien conforté des tendances déjà observées, entre autonomie et contrôle, développement de la flexibilité et essor des procédures, il faut rester prudent sur les enseignements définitifs que l’on pourrait en tirer. On a ainsi beaucoup parlé de prises d’initiatives locales, de marges d’autonomie et de management par la confiance. Il n’est pas certain que cela dure. Il apparaît toutefois nécessaire de ne pas réduire le présentiel aux moments informels : il faut absolument retrouver des temps où les apprentissages se font au contact des autres, en regardant le travail et en parlant du travail. Ce sont des temps très difficiles à recréer à distance.
Propos recueillis par Christine Labbe
Anca Boboc est sociologue du travail et des organisations, chercheuse au département des sciences sociales (Sense) d’Orange Labs Recherche ; Marie Benedetto-Meyer est maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Technologie de Troyes. Elles sont coautrices de Sociologie du numérique au travail, Armand Colin, 2021, 239 pages.
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