De la firme aux plateformes : l’avènement d’un nouveau modèle économique ?

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Bruno Levesque ; MaxPPP

Beaucoup de choses ont été écrites sur la façon dont les plateformes contournent les droits sociaux. Peu sur le modèle économique qu’elles représentent. Christophe Degryse est coauteur d’un document, « Économie de plateforme et droit social : enjeux prospectifs et approche juridique comparative » (Etui, 2019).

Sur quoi se fonde l’économie de plateforme ? Bien sûr, d’abord et avant tout, sur une révolution technologique. Sans les innovations qui se sont propagées dans le sillage d’Internet, de la numérisation des données et de l’intelligence artificielle, cette nouvelle forme d’entreprise n’aurait pas émergé. Ce modèle y est intrinsèquement lié, comme il l’est à la propagation des objets connectés et, avec eux, à la multiplication des applications mobiles. Mais l’économie de plateforme repose aussi sur une autre caractéristique. Elle s’appuie sur un nouveau modèle d’entreprise. Un modèle qui rompt avec le modèle de la firme traditionnelle : les plateformes numériques ne produisent rien, ne vendent rien et n’achètent rien. Elles s’assignent pour seule et unique tâche de mettre en contact des offreurs et des demandeurs de services ou de biens. Des fournisseurs et des sous-traitants, ces entreprises n’en ont pas. Des patrons, encore moins (du moins en apparence). Entre le travailleur et la plateforme, la relation salariale est niée. Ce sont les algorithmes qui sont affichés comme seuls responsables des rencontres numériques. Ce sont eux qui sont censés proposer les tâches, les attribuer, les organiser et rémunérer ceux et celles qui les accomplissent… Le cas échéant, ce sont les algorithmes qui décident de mettre fin à la collaboration.

Un modèle qui reste à valider

McKinsey, cabinet américain de conseil en stratégie, voit là un modèle économique d’avenir. Selon lui, ce système, stimulé par la diffusion à grande échelle du télétravail, pourrait étendre, au-delà des secteurs actuels, une plateformisation du travail pour un nombre croissant de tâches. A priori, l’explosion du nombre de ces nouveaux « bazars » planétaires que sont les plateformes confirme cette analyse. Sauf que la pérennité de ce modèle reste à valider. Si certaines plateformes ont trouvé les moyens d’assurer leur équilibre financier et de dégager des profits, d’autres, telles qu’Uber, ne sont toujours pas profitables et restent tenues à bout de bras par des établissements bancaires et des investisseurs qui n’ont aucune garantie, à ce jour, d’y retrouver leurs investissements. Surtout, en elle-même, la technologie ne dit rien de l’usage qui, demain, pourra en être fait. Le mouvement syndical a des revendications à faire entendre. Des affaires portées en justice pour faire reconnaître la relation de travail qui unit les travailleurs aux plateformes ont déjà été gagnées, contribuant à faire requalifier des
« indépendants » en salariés. D’autres droits pourraient être conquis ailleurs, par exemple en termes de négociation collective.

La technologie ne fait pas l’usage

D’ores et déjà, quoi de commun entre une application comme Uber, dont la seule fonction est de capter un profit sur une transaction qu’elle organise, et une autre, comme MatchAb, qui assume explicitement de seconder les agences d’intérim en favorisant la mise en contact des demandeurs et des offreurs de travail temporaire ? La grande diversité des plateformes ne permet pas de porter un jugement général sur ce modèle d’entreprise. Certaines plateformes prospèrent sur une concurrence sociale et commerciale exacerbée avec des secteurs traditionnellement régulés ; d’autres mettent en place des outils numériques pour, par exemple, aider les travailleurs à améliorer leurs qualifications ou leur permettre d’échanger des conseils. La technologie ne détermine pas, en elle-même, l’usage qui en est fait.
L’histoire n’est pas écrite. En 2019, lors de son entrée en Bourse, Uber avait prévenu ses investisseurs potentiels que la lutte de ses chauffeurs pour une requalification sous le statut de salariés risquerait d’entamer les perspectives de profits. En elle-même, cette précaution constitue un aveu quant à la fragilité du modèle. La disparition de la relation salariale liée à l’économie de plateforme n’est donc pas inéluctable. Ici ou là, la reconnaissance de droits à la formation, à la négociation collective ou à l’accès à la protection sociale a été gagnée. Rien ne dit que le modèle social européen sera soluble dans l’économie de plateforme.

Propos recueillis par Martine Hassoun