Rares sont les mobilisations qui conjuguent la revendication du droit au travail et celle d’un accès garanti à la protection sociale. Le mouvement d’occupation des lieux culturels qui s’est développé tout au long du mois de mars y parvient. Décryptage avec Denis Gravouil Représentant de la Cgt au bureau de l’Unédic et secrétaire général de la Cgt-Spectacle.
– Options : Pourquoi le rejet de la réforme de l’assurance chômage tient-il tant de place dans le mouvement actuel des professionnels du spectacle ?
– Denis Gravouil : D’abord parce que cette affaire nous concerne. À l’heure actuelle, déjà, 6 chômeurs sur 10 ne sont pas indemnisés. Avec cette réforme, le gouvernement entend enterrer définitivement les droits des privés d’emploi, tout particulièrement des travailleuses et travailleurs précaires qu’ils soient intérimaires, saisonniers, « extras » dans l’hôtellerie, guides-conférenciers ou intermittents employés dans d’autres secteurs que les nôtres. Les professionnels du spectacle ne vivent pas sans les autres salariés. Les agents de sécurité, comme les personnels d’accueil ou les attachés de presse, sont indispensables à notre travail.
Même si la réforme ne nous concerne pas directement, nous ne nous en sortirons pas seuls. Le régime spécifique des intermittents ne survivra pas sur les ruines du régime d’assurance chômage. Si pour essayer d’entamer notre mobilisation, le gouvernement espère jouer la division en dissociant la question des droits au chômage des intermittents de ceux des autres salariés, il va déchanter. Ça ne marchera pas.
– Quels sont les principaux points que prévoit cette réforme ?
– Quatre mesures qui, chacune à leur façon, entament le droit à disposer de conditions dignes d’existence en cas de perte d’emploi. Pour commencer, la transformation du mode de calcul des allocations. Cette mesure va s’imposer dès le 1er juillet 2021. Selon les évaluations faites par les services de l’Unédic, elle devrait entraîner une baisse moyenne de 20 % de l’indemnisation versée à quelque 840 000 personnes, soit 38 % des allocataires du régime d’assurance chômage, dont les plus fragiles. Les jeunes, tout particulièrement.
La deuxième mesure prévue consiste en un durcissement des critères d’accès à l’ouverture des droits en faisant passer le seuil d’éligibilité de quatre à six mois travaillés sur les vingt-quatre derniers mois. Cette disposition va être déflagrante.
Face à l’opposition unanime des syndicats, le gouvernement a été obligé de lâcher du lest : d’en repousser la mise en œuvre à un « retour à meilleure fortune » comme il l’a fait pour la troisième mesure annoncée : l’introduction annoncée d’une dégressivité de 30 % des allocations versées aux personnes de moins de 55 ans dont le salaire de référence est supérieur à 4 500 euros brut par mois.
– Que revêt cette notion tout à fait nouvelle dans les règles d’attribution des allocations-chômage d’un « retour à meilleure fortune » ?
– Une amélioration de la situation sur le marché de l’emploi, que le gouvernement pense pouvoir déclarer à la rentrée 2021. Pour l’instant, aucun critère n’en définit les conditions. Mais une chose est sûre : cette notion tourne le dos à une conception de la protection sociale fondée sur le droit à des moyens d’existence en tout temps et à tous les salariés qui ont cotisé et participé à la solidarité interprofessionnelle.
– Une dérive qui concerne aussi l’introduction prochaine d’une dégressivité des allocations versées aux cadres, ne pensez-vous pas ?
– Absolument. Qui plus est, ne nous y trompons pas, cette disposition préfigure le rétablissement d’une dégressivité qui s’imposera plus tard à tout le monde, alors même que toutes les enquêtes faites à ce sujet le démontrent : cette mesure, imposée de 1996 à 2001, était aussi injuste qu’inefficace. Non seulement, elle n’accélère pas la reprise d’emploi des plus qualifiés, mais elle engendre des difficultés supplémentaires pour les chômeurs les moins qualifiés, ceux-ci se retrouvant en concurrence sur les mêmes postes avec des personnes mieux formées.
– Comment expliquer cet acharnement à réformer contre ceux qui, d’une certaine façon, ont le plus besoin de la protection du régime ?
– Deux obsessions : d’abord, l’idée selon laquelle les chômeurs ne veulent pas travailler, qu’il leur suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Les études récurrentes sur la fraude aux prestations l’alimentent. Certains voudraient en faire un épouvantail plus inquiétant que la fraude fiscale, alors que Pôle emploi évalue cette fraude-là à 0,4 % du montant des prestations versées, alors que rien n’est jamais dit de l’ampleur du non-recours au droit à l’assurance chômage. Même si ce phénomène est mal cerné, nul ne le conteste.
Chaque année, des centaines de millions d’euros ne sont pas versées à des demandeurs d’emploi, tout simplement parce que ceux-ci méconnaissent leurs droits ou les abandonnent. En 2018, la loi votée pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » demandait la rédaction d’un rapport sur ce sujet pour mieux en sonder sa réalité et évaluer ses conséquences. Depuis des mois, la Cgt ne cesse de demander que ce travail soit fait et que, d’urgence, des mesures concrètes soient prises pour s’en prémunir. En vain. Il faudrait pour cela admettre la nécessité de protéger les privés d’emploi.
– Et cette volonté n’est plus ?
– Le projet porté par le libéralisme est exactement son contraire. Que la paupérisation des chômeurs soit un non-sens économique, ses promoteurs s’en moquent. Leur projet n’est pas celui d’un régime assurantiel qui assure des droits à tous ses cotisants. Ce pour quoi ils militent est toute autre chose : un modèle fondé sur l’assistance, qui n’offre plus qu’un tout petit filet de sécurité aux demandeurs d’emploi, non pour leur assurer des conditions de vie décentes mais pour mieux accompagner la précarité. La politique mise en œuvre par le gouvernement est toute entière inspirée par ce projet.
Emmanuel Macron a une priorité : donner des gages aux marchés. Il veut pouvoir démontrer sa volonté de réduire le poids de la dette des organismes de sécurité sociale. Qu’il n’ait pas pu avancer sur le dossier des retraites, il l’admet. Mais il veut prouver qu’il a tout fait pour avancer sur celui de l’assurance chômage et, à travers lui, sur celui du marché du travail en œuvrant pour une plus grande flexibilité.
– La quatrième mesure prévue par la réforme de l’Unédic, celle d’un report à 2022 du projet de modulation de la cotisation patronale selon le taux de recours des entreprises aux Cdd, y participe ?
– Effectivement puisque, si les trois premières dispositions réduisent les droits des salariés , celle-ci laisse les entreprises user et abuser des contrats précaires. La modulation des cotisations d’assurance chômage payées par les employeurs, telle que prévue, n’est guère contraignante. Tout d’abord, elle doit ne s’appliquer qu’en septembre 2022. Ensuite, elle ne concernera que les entreprises ayant échappé à la crise et, enfin, si et seulement si elles recourent à des Cdd de moins d’un mois. Bien sûr, la mesure a fait hurler le patronat. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour le principe seulement. Cette temporalité d’un mois concerne très peu de contrats et certainement pas les femmes, touchées huit fois plus que les hommes par les temps partiels…
– Est-ce pour toutes ces raisons que, cette fois, contre la réforme de l’Unédic, l’unité syndicale a été totale ?
– Sans aucun doute, mais un élément y a aussi fortement aidé : la volonté du gouvernement de reprendre la main sur la gestion de l’organisme. La question n’est pas seulement technique ; elle est éminemment politique. En visant le contrôle de l’organisme paritaire, l’État confirme son intention d’en changer le mode de financement : de substituer l’impôt aux cotisations sociales, d’abandonner le modèle assurantiel pour lui préférer un modèle d’assistance.
La question qui nous est posée est simple : comment veut-on sortir de la crise ? Veut-on en sortir par l’appauvrissement des droits et des protections garanties au monde du travail, ou par leur renforcement ? Ce que vivent les professionnels du spectacle offre le miroir grossissant de ce que vivent tous les autres salariés : une furieuse envie de se forger un avenir, de pouvoir travailler et vivre dignement.
Le moment n’est pas à encourager plus encore la précarité. Il est à assurer des conditions de vie décentes à tous en attendant que l’activité reprenne pleinement. Et pour cela, de prendre des mesures d’urgence : la réouverture des lieux culturels, l’abandon définitif de la réforme et l’instauration d’une nouvelle année blanche pour l’ensemble des travailleurs précaires et demandeurs d’emploi, quel que soit leur secteur d’activité. Qu’il s’agisse de l’emploi, du salaire, de la culture, des droits sociaux ou des liens collectifs : ces besoins sont ceux de tous. Ils doivent être satisfaits.
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