Enseigner, « quoi qu’il en coûte »…

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Le 10 novembre 2020, les enseignants étaient en grève à l’appel de la FSU. Photo : Michael Desprez/Photopqr/L’Est républicain/Maxppp

À chaque jour suffit son annonce ministérielle, contradictoire avec la précédente. Au moment où Options paraîtra, les établissements scolaires seront peut-être fermés. Mais début janvier, le ministre de l’Éducation nationale affirmait que rien ne s’opposait à ce que les cours reprennent « comme prévu » ( !). C’est-à-dire avec les mêmes protocoles sanitaires variables et improvisés qu’avant les fêtes. Comme si tout était sous contrôle, comme si les équipes pédagogiques n’avaient pas à s’adapter à des difficultés récurrentes. Et comme si les nouveaux variants anglais et sud-africain du Covid, qui semblent toucher davantage les jeunes et être plus contagieux, ne constituaient pas une menace supplémentaire. Jean-Michel Blanquer, rassuré que 10 000 tests antigéniques réalisés au hasard dans des établissements secondaires mi-décembre n’aient pas révélé plus de 0,3 % de cas positifs, a en effet estimé que les risques de contamination s’avéraient négligeables…

Dans les collèges, soumis à nulle autre consigne que le port du masque et une relative distanciation sociale, de nombreux enseignants sont pourtant à bout : « Je vais au travail la peur au ventre, explique Isabelle *, professeure d’anglais dans un collège rural près de Montpellier. Pourquoi les lycées ont-ils adopté un protocole renforcé et pas les collèges ni même les écoles primaires ? Pourquoi ne met-on pas en œuvre les divers scénarios envisagés pour vraiment limiter les risques ? Nous avons l’impression que l’institution n’anticipe sur rien. Manque de moyens ou de lucidité ? En attendant, elle joue avec notre santé. Elle nous expose directement, par exemple en s’accommodant de réfectoires bondés le midi. Mais aussi indirectement, parce que c’est beaucoup plus éprouvant de faire cours masqué, de parler plus fort à des élèves qui bredouillent sous leur masque et sont moins attentifs, d’autant plus en langues vivantes. Ou avec les fenêtres ouvertes pour aérer, même s’il fait froid et qu’il y a du bruit dehors. Beaucoup d’entre nous sont épuisés physiquement et moralement. Il m’est arrivé de me faire arrêter par mon médecin quelques jours, pour tenir le coup. »

Grève du 10 novembre 2020.
Photo : Thomas Padilla/Maxppp

Un enseignement inégalitaire et en mode dégradé

En guise de vœux de bonne année et de soutien, le ministre s’est contenté de souhaiter plus de tests dans les établissements, comme si leur mise en œuvre ne dépendait en rien de ses décisions ou de son pouvoir, et d’espérer que les enseignants seraient vaccinés d’ici fin mars – même si en coulisses, rien n’est envisagé avant avril, au mieux… Les profs ne sont pas prioritaires, pourtant le gouvernement ne cesse de répéter à quel point l’Éducation nationale est un pilier de la République. En première ligne mais appelés au sacrifice : 10 % des personnels de l’Éducation nationale sont estimés personnes à la santé fragile, et chacun sait combien, déjà en temps normal, enseigner n’est pas un métier facile.

Aucun enseignant ne souhaite rompre à nouveau le contact réel avec ses élèves mais, en matière de lien pédagogique, chacun fait avec les moyens du bord. « Nous avons tous constaté les dommages du premier confinement sur la qualité de notre enseignement et la progression de nos élèves, souligne Paul, professeur de français dans un collège du Nord classé en réseau d’éducation prioritaire. Avec nos élèves, tout cours magistral ou linéaire est exclu. Pourtant, en distanciel, impossible de laisser un silence, c’est donc notre parole qui s’imposait, en abolissant tout échange. De plus, nos élèves ne maîtrisent pas les outils interactifs – très imparfaits d’ailleurs – mis à notre disposition sur l’espace numérique de travail commun. Ils se déconcentrent et perdent pied ; nous savons que nous parlons dans le vide. Ils n’ont pas non plus l’autonomie suffisante pour travailler seuls à partir de documents, sans qu’on leur réexplique les consignes et qu’on les accompagne dans leur travail. Nous avons donc été contents de les retrouver à la rentrée, car notre travail ne vaut que par ce contact direct avec eux. »

« Il y a des moments où on se demande ce qu’on fait là  »

Depuis novembre, il a fallu repenser l’organisation du collège pour limiter les mouvements des élèves. Chaque classe s’est vu attribuer une salle, et ce sont les enseignants qui se déplacent : « C’est épuisant pour nous, et dans certaines matières, il faut innover. Les profs d’arts plastiques, de Svt, de physique-chimie, de musique, ne disposent plus de leur salle habituelle, équipées des outils dont ils ont besoin, pour les expériences notamment. On doit tous s’adapter. J’ai par exemple une classe de sixième assez turbulente, qui a été installée dans une salle normalement dédiée aux langues, avec des tables disposées en double U pour faciliter les échanges, plutôt qu’en “autobus”, où tout le monde est assis face au tableau et à l’enseignant. C’est très difficile d’obtenir qu’ils se taisent et se concentrent, qui plus est en fin d’après-midi. À l’inverse, les profs de langue subissent les classes avec des tables rangées en autobus… Il y a des moments où on se demande ce qu’on fait là. On a aussi dû menacer de fermer les huit classes du rez-de-chaussée, dont on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres, et de ne plus faire cours si les salles n’étaient pas nettoyées. Le rectorat a fini par nous attribuer ponctuellement une personne supplémentaire pour le ménage… »

Pour résumer, ce collège s’en sort grâce à une équipe soudée, qui n’a pas attendu les grands discours ministériels sur les vertus de la coopération, de l’adaptabilité et de l’innovation… mais au prix d’une grande fatigue générale. Dans les lycées, c’est aussi la débrouille, même si la recommandation officielle est d’assurer au moins 50 % des cours en présentiel… Nombre d’établissements privés et certains grands lycées publics ont néanmoins décidé de continuer à 100 % en présentiel, en particulier pour les terminales, pratique dénoncée parce que constituant une rupture d’égalité avec la grande majorité des lycées publics. D’autres se sont équipés en s’assurant que les élèves, comme les enseignants, disposent d’ordinateurs, de micros et de caméras, pour que se tiennent des cours en distanciel, y compris en « hybride-synchrone » : la moitié des élèves, qui ne sont pas au cours, peuvent tout de même le suivre en captation directe.

Photo : Vanessa Meyer/Photopqr/L’Alsace/Maxppp

« Les aspects techniques parasitent le fonctionnement du cours »

« Dans notre lycée, nous disposons de peu de micros et d’une connectivité médiocre, souligne un prof de maths parisien, et peu d’entre nous sont volontaires, parce que les aspects techniques parasitent le fonctionnement du cours. Le modèle dominant c’est une moitié de classe qui vient le matin, et l’autre l’après-midi, en alternance. » Soit les enseignants refont le même cours d’une semaine sur l’autre, soit ils proposent au groupe absent un travail à la maison sur le même thème – variante de la classe inversée –, soit le plan du cours ou les notes d’un élève y ayant assisté sont transmis aux absents. « Dans tous les cas, il est plus honnête de parler d’enseignement dégradé que de maintien du lien pédagogique. »

Élèves et enseignants doivent se contenter de travailler sans protester. De même, pendant que les enseignants sont accaparés à plein temps pour assurer la gestion de crise, le ministère poursuit son « Grenelle de l’Éducation », qui doit d’ici février décider de « grandes réformes ».

Sylvie acquiesce et ne cache pas sa lassitude. Elle enseigne les lettres et le théâtre au lycée et en classe préparatoire dans une grande ville. « Quel sens y a-t-il à faire cours en manteau, masquée et avec une migraine persistante, à des élèves dont je reconnais à peine le visage et dont je ne perçois pas les expressions ? Nous sommes censés aller voir des spectacles, en débattre, organiser des ateliers, être en prise directe avec le monde de la création et le spectacle vivant. Quant aux lycéens, c’est la course contre la montre : analyses de textes à la chaîne pour le bac français en première, cours au pas de charge en terminale, ils doivent être prêts en mars pour les épreuves de spécialisation, sans qu’on sache si des aménagements vont nous autoriser à faire des impasses. Je vais deux fois plus vite, les élèves participent deux fois moins, j’ai les parents sur le dos dès qu’un élève a une note qui peut compromettre son dossier sur Parcoursup. Plus les multiples réunions avec les collègues et la direction sur les examens et les harmonisations, faute de disposer d’un cadre ministériel. »

Se contenter de travailler sans protester

Les incertitudes se multiplient, mais le ministère poursuit ses réformes sans ciller, en particulier celle du bac. La première session d’épreuves terminales a certes déjà fait l’objet d’aménagements, mais une ordonnance publiée fin décembre autorise le ministère à en annoncer d’autres jusqu’à quinze jours avant le calendrier actuel, « sur leur nature, leur nombre, leur contenu, leur coefficient ou leurs conditions d’organisation, qui peut notamment s’effectuer de manière dématérialisée » ( !).

En attendant, élèves et enseignants doivent se contenter de travailler sans protester. De même, pendant que les enseignants sont accaparés à plein temps pour assurer la gestion de crise, le ministère poursuit son « Grenelle de l’éducation », qui doit d’ici février décider de grandes réformes pour moderniser l’éducation et les métiers d’enseignants ! Sans les enseignants : la Fsu et la Cgt ont d’ailleurs quitté cette grand-messe en dénonçant une mascarade. Et la grande majorité des enseignants, sur le terrain, constate une nouvelle fois que le ministre va les déposséder de ses retours d’expérience et de l’expression de ses besoins…

Valérie Géraud

* Tous les témoignages ont été anonymisés.

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