Thales : la stratégie du suicide ?

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Photo : Patrice Lapoirie/Nice Matin/Photopqr/Maxppp
Contre toute logique, Thales Avionics Electrical Systems (Taes) réduit ses investissements et ses effectifs. Les salariés se battent pour un avenir plus ambitieux.

Chez Thales, anticipation rime avec liquidation. Le 27 novembre 2017, la direction de sa filiale Taes a annoncé qu’elle voulait recourir à un nouvel accord de Gae (« Gestion active de l’emploi »…) permettant la suppression de 84 postes sur 620. Les deux sites touchés – Méru (Oise) et Chatou (Yvelines) – emploient, pour l’essentiel, des ingénieurs et techniciens travaillant dans des bureaux d’études, sur des projets très pointus : l’entreprise conçoit, développe et produit des systèmes de conversion et de génération électrique pour les avions et les hélicoptères, à usage commercial ou militaire. Des technologies incontournables désormais, porteuses de nombreux débouchés, à l’heure ou « l’avion » devient, inexorablement, de plus en plus électrique.

Un invraisemblable gâchis de compétences

Comment expliquer une stratégie industrielle aussi peu ambitieuse ? La direction de Taes, qui n’envisage pas de licenciements, mais des reclassements et de la mobilité géographique ou professionnelle, en plus des départs anticipés à la retraite, n’invoque pas d’autre raison que celle d’un « redressement financier immédiat » pour la filiale de Thales, qui a connu quelques années difficiles en termes de résultats. Pour les salariés, cette situation est la conséquence d’une gestion et d’un management calamiteux.

Le seul moyen pour sortir du rouge serait au contraire de s’appuyer sur la culture de l’entreprise, sur les compétences des équipes et les programmes en cours, et de les renforcer pour consolider les relations avec les avionneurs et redynamiser l’activité. Notamment en renouant avec l’investissement pour retrouver une solidité industrielle et une meilleure maîtrise de sa recherche et développement.

Un projet alternatif porté par l’intersyndicale

Les équipes, à force de subir les incohérences de leur management, sont partagées entre déception, colère et fatalisme. Depuis deux ans, une quarantaine d’ingénieurs, parfois même des chefs de projets, lassés de voir leur travail saboté ou pas assez valorisé, ont quitté les équipes pour d’autres sites ou d’autres entreprises. Ceux qui sont restés croient pourtant encore aux projets qu’ils développent. Certains d’entre eux se mobilisent pour que l’entreprise renonce à se couper les ailes et se donne les moyens de se développer : les débrayages, réunions et assemblées se sont multipliés cet hiver.

Les quatre syndicats de l’entreprise (Cgt, Cgc, Cfdt, Cftc) portent pour leur part un projet alternatif de Gae priorisant l’anticipation et la prospective, orienté vers une réelle réflexion sur les compétences, les organisations du travail, les besoins en formation.

Le 27 mars 2018, à l’appel de la Cgt (majoritaire) et de la Cgc, une quarantaine de salariés des deux sites concernés se sont également rassemblés devant le siège de Thales, à la Défense, où se discutait la pertinence de la Gae proposée par Taes lors d’une commission centrale d’anticipation rassemblant des représentants de la direction et des organisations syndicales au niveau du groupe.

Les ingénieurs présents, pas forcément syndiqués ou militants, et préférant ne pas s’identifier, voulaient que leur parole soit enfin prise en compte. Plutôt jeunes – quelques-uns seulement ont plus de 40 ans – et très investis dans leur travail, ils ne comprennent pas l’énorme gâchis de compétences et d’années de travail qui s’organise en toute conscience.

« Au quotidien, on a le choix entre la démission et le burn-out »

Dépités mais pas découragés : « Les perspectives de développement sont bonnes mais nous n’avons plus les moyens humains et le matériel pour développer certains programmes, renforcer nos compétences et consolider les relations de confiance avec nos clients en les rassurant sur notre capacité à respecter nos engagements sur le long terme, affirment-ils. Les réorganisations se sont multipliées, se soldant par le départ de salariés portant des connaissances techniques, et l’arrivée de managers toujours plus nombreux. On ne sait plus qui décide de quoi ni quel est le cap. »

L’impression générale est que la hiérarchie « ne se projette pas sur le long terme. C’est difficile, même quand on est passionné et investi dans son travail, de ne pas se sentir soutenu ». Ces ingénieurs disent être parfois convoqués pour donner leur avis sur des dysfonctionnements, « mais quand c’est trop tard ». Résultat : « Au quotidien, on a le choix entre la démission et le burn-out. »

Taes a sa place au sein de la division aéronautique

La ténacité de la Cgt Taes, dont une délégation a été reçue ce jour-là, a permis d’obtenir un financement supplémentaire de 1 million d’euros pour la prospective et la « politique produit », sans garantie sur les choix qui seront faits en la matière. Depuis, les syndicats, y compris la Cgt, ont accepté de signer l’accord de Gae, mais en gardant un œil critique sur ses orientations, et à condition de « mettre en œuvre l’intelligence collective », autrement dit, à condition que les salariés soient consultés pour en améliorer la définition et le contenu.

Les syndicats souhaitent qu’une réflexion sérieuse s’amorce d’urgence, pour reconfigurer l’entreprise et l’inscrire dans un projet solide et pérenne. Sur la base de rencontres avec les salariés, des propositions et des pistes alternatives ont été exposées par l’expertise menée pour le Cce par le cabinet Secafi-Alpha.

Réagir enfin aux fuites de compétences

« Nous défendons l’idée d’une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences efficace, qui impose davantage de prospective et s’ancre dans l’innovation et l’ambition industrielle, souligne Jean-Yves Midy, ingénieur sur le site de Chatou et délégué syndical central pour la Cgt Taes. Pour cela, il nous faut anticiper les ruptures technologiques et les besoins des avionneurs, être en capacité de répondre aux appels d’offres de toutes natures et donc, au lieu d’être sans cesse placés au pied du mur, de former les salariés et de renforcer les équipes. Il nous faudrait également obtenir des garanties sur la stratégie commerciale et technologique de l’entreprise. »

En effet, Thales n’a pas fait preuve d’une grande réactivité face aux fuites de compétences de ces dernières années. Par ailleurs, comme le rappelle Grégory Lewandowski, coordinateur Cgt pour le groupe, « maintenir à flot Taes, compte tenu de son potentiel, ne représente qu’un investissement très symbolique par rapport à ce que Thales va engager pour acquérir Gemalto, un achat qui devrait au minimum se traduire par un endettement de 4,8 milliards d’euros. »

Jean-Yves Midy enfonce le clou : « Thales doit prendre ses responsabilités. On ne peut pas s’empêcher de penser que Taes pourrait faire les frais d’un recentrage des activités du groupe, notamment sur la cybersécurité et le numérique. Certains de nos collègues se demandent si le groupe n’envisage pas de nous revendre à Safran. Nous voulons que la direction s’explique sur les incohérences de sa stratégie industrielle. Nous ne comprenons pas qu’un grand groupe tel que Thales ne soit pas capable de se donner des perspectives et des ambitions sur un marché aussi porteur, et de garder en son sein des ingénieurs porteurs des projets prometteurs sur le long terme. »

Les salariés demandent que Taes ne soit pas piloté uniquement en fonction de critères financiers, et soit intégré à Thales Avs France au sein de la division aéronautique, pour lui redonner les marges de manœuvre nécessaires. Le 16 mai 2018, une nouvelle réunion était organisée avec les salariés, pour expliciter les conditions de suivi de la Gae, détailler les propositions de l’expertise du Ce et les conditions à créer pour les rendre effectives. Les salariés, « au nom » de leur « conception du travail », de leur « métier », et de leur « conscience professionnelle », ne veulent pas être dirigés vers une voie de garage.

Valérie Géraud

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